Wisches
Parution le 7 novembre 2025
11, 99 Euros
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Thème
Avez-vous remarqué que le dernier mot de La recherche est “Temps” ? Dans ses ultimes pages, Proust médite une ultime fois sur le temps qui fait la puissance des hommes, mais aussi leur fragilité, comme s’ils étaient « juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse (…) finissant par rendre leur démarche plus difficile et périlleuse ».
Je me remémore souvent cette pensée lorsque j’écoute les musiciens de jazz d’aujourd’hui. Comme il doit être « difficile et périlleux » pour eux, les tard venus, d’avoir leur mot à dire après que les géants qui les ont précédés eurent proféré leur souveraine parole. Combien d’entre eux n’éprouvent-ils pas la puissance agissante du temps, comme si, dans la brève histoire du jazz, le temps, qui les a désormais placés au sommet des générations, ne cessait de se dilater dans un immobilisme feint rendant leur apport propre souvent infinitésimal. Quelle est leur pierre à l’édifice ? Peu d’entre eux peuvent s’en targuer, à dire vrai. Sophia Domancich est de ceux-là, même si elle a dit quelque part que, dans son exercice solitaire de l’instrument, elle adorait copier les maîtres. Au moment où paraît son Wisches et, bien que cultivant l’art de la litote, je vais tenter de dire pourquoi.
Wisches, quel joli titre, si mystérieux ; à l’instar de l’art nocturne plein de secrets indéfinissables, si difficiles à approcher de Sophia, comme le sublime, elliptique et métonymique Free together. Peut-être se souvient-elle des photos “polaroid” que prenait la baronne de Koenigswarter de ses jazzmen préférés en leur demandant benoîtement quels étaient leurs trois vœux ?
Points forts
Le temps est loin où les musiciens de jazz se contentaient de réitérer la sempiternelle formule : exposition du thème, si possible de structure AABA et de trente-deux mesures, comme la plupart des standards américains, improvisations parfois proches de la paraphrase, retour au thème.
Les musiciens les plus créatifs d’aujourd’hui ont compris depuis longtemps qu’il était urgent, pour la survie-même de leur art, de procéder à l’éclatement de ces cadres surannés au profit d’un forme ouverte, en constant devenir. C’est précisément ce que pratique assidûment Sophia Domancich. Le thème n’est pas seulement exposé, il est résurgent, il apparaît par bribes tout au long du morceau, conçu comme une continuité vivante. Le retour, allusif ou explicite, de la partie écrite constitue à chaque fois une halte ou une station dans le développement progressif de la pensée musicale. Cette pensée, comme toujours en jazz, est plurielle et se joue ici à trois, piano-basse-batterie.
Mais il faut bien comprendre à quel point le travail de Sophia-compositrice détermine les parties improvisées ou en tout cas les conditionne fortement. Il y a sans conteste un art de la répétition en musique. Et, en effet, les compositions de la pianiste sont souvent fondées sur la récurrence. On ne sait si l’on doit employer le mot de riff - qui désigne en jazz la réitération d’un motif mélodico-rythmique - ou celui hérité de la tradition occidentale d’ostinato.
Mais les thèmes “domancichiens”, si l’on me permet cette allusion transparente à un ordre monastique, comportent souvent de brèves suites de notes ostensiblement répétées dans la structure du thème et récurrentes dans le morceau, surgissant à plusieurs reprises, tels des leitmotivs : six notes dans For JJ, trois notes à la double basse et six notes en unisson piano-double basse dans I could be simple, deux notes et trois notes dans Eliott et Noah, deux notes dans Universal harmony (j’espère que le compte est bon !). On pourrait multiplier les exemples.
Ces riffs, appelons-les ainsi pour faire simple, apportent leur rythmicité au morceau, tandis que les progressions en accord de la pianiste avec lesquelles ils alternent souvent, fournissent quant à elles la profonde et inquiétante richesse de leur atonalité. Mais deux accords indéfiniment variés peuvent aussi donner la matière de cette poétique de la répétition, comme dans Twofold sense, où seul le dernier accord résout enfin la question lancinante posée inlassablement par la modulation harmonique duale qui fonde la structure du morceau.
Qu’en est-il de l’approche du clavier par Sophie ? De la réponse à cette question, si élémentaire en apparence, mais qui “fait” un pianiste (son attaque, son toucher, son phrasé, le choix des notes) dépend “Tout un monde lointain” comme eût dit Henri Dutilleux. Celui de Sophie est fait de douceur et d’une certaine réserve, à l’image de son toucher : nul effet tonitruant, nulle agressivité percussive, mais un espace feutré, tout en nuance, dépourvu de la moindre aspérité. Pardon pour ces notations forcément lacunaires, mais l’univers de Sophie Domancich mériterait de longs développements.
Il faut dire un mot des partenaires. La complicité entre la pianiste et son contrebassiste est évidente, elle résulte en partie de la solidarité des deux instruments dans les nombreux unissons itératifs. Sophie doit affectionner la robustesse du style de Mark Helias, son attaque franche où l’on sent qu’il tire sur les cordes, comme le faisait Mingus, son phrasé staccato, ses notes rarement tenues, son gros son, comme l’on dit. Autant de caractéristiques finalement opposées au jeu raffiné et miroitant de Sophie, mais chacun sait que l’on ne donne jamais que ce que l’on n’a pas.
Quant au batteur, Eric McPherson, il a une approche mélodique de son instrument par la maîtrise des hauteurs sonores y compris sur les cymbales, comme dans Free together et, plus encore, par sa recherche de timbres nouveaux, bricolés, comme dans le monkien Elliot et Noah. Il n’est pour s’en convaincre que d’écouter I could be so simple qui commence par un solo de batterie avant que piano et basse n’entrent en scène pour jouer, comme souvent, leurs riffs à l’unisson, laissant la batterie occuper tout l’espace sonore. C’est aussi le cas dans Universal harmony où le support rythmique fourni par le piano et la double basse permet à Eric de laisser libre cours à sa fantaisie mélodique et à son sens de la couleur sonore.
Quelques réserves
Réservé, nous l’avons dit, est un mot qui convient particulièrement à l’art de Sophia Domancich au sens de la discrétion et, plus encore, de la retenue, mais de réserve au sens d’une quelconque restriction à l’encontre de son art, comme de son dernier album, il ne saurait être question.
Encore un mot...
Sophia Domancich fait partie d’une génération où les femmes pratiquant le jazz étaient peu nombreuses et encore furent-elles pendant longtemps confinées dans le rôle genré de chanteuses. Heureusement les choses sont en train de changer, comme l’expliquent Vincent Cotro et Pierre Fargeton dans leur monographie sur le sujet : A l’invisible nulle n’est tenue - Questions de genre et place des Femmes dans le Jazz (Presses Universitaires François Rabelais, 2023).
Parmi les femmes pianistes, on pense à l’une des toutes premières, Marie-Lou Williams. Plus près de nous, on pense aussi à Toshiko Akiyoshi qui fut également arrangeuse et - à l’instar de Carla Bley un peu plus tard - monta plusieurs grands orchestres. Dans la génération de Sophia, deux figures se distinguent, qui, avec elle, pourraient en former une quatrième, sous forme de triangle équilatéral : Marilyn Crispell et Geri Allen, trop tôt disparues. Il faudrait consacrer une étude à ce qui les unit toutes les trois. Mais, comme les jeunes séminaristes se pressant autour de l’ancêtre vénérable, pour à nouveau citer la dernière page de la Recherche, la relève est assurée. Je ne citerai qu’un nom, quitte à être injuste, dont j’ai chroniqué le dernier album dans ces colonnes, Izumi Kimura.
L'auteur
Sophia Domancich, née en 1957, a reçu une solide formation classique puisqu’elle sort du conservatoire de Paris avec le premier prix de piano et de musique de chambre.
A la fin des années 70, le poly-instrumentiste Bernard Lubat, le sopraniste Steve Lacy et le saxophoniste et requin de studio Jean-Louis Chautemps l’initient au jazz et à la musique improvisée.
Quatre dimensions principales structurent sa carrière : la musique en trio dont il existe au moins trois versions avec des partenaires différents, l’exercice en solo et trois albums publiés à ce jour, le rock progressif anglais et sa collaboration réjouissante avec des anciens de Soft Machine et le chanteur John Greaves, et sa longue collaboration en duo avec le batteur Simon Goubert.
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