Our way, Helvétius
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Thème
Our Way, donne son titre au dernier album du trio Helvétius formé par Samuel Blaser au trombone, Heiri Känzig à la contrebasse et Daniel Humair à la batterie. Ce trio présente cette particularité de rassembler, parmi les meilleurs musiciens de la scène européenne, trois natifs de Suisse qui appartiennent à des générations différentes mais que rassemble un souci commun d’exigence musicale et d’esprit de recherche. Après 1291, qui se référait à la date de création de la Suisse en tant qu’Etat-Nation, ils signent là leur second album ensemble.
Points forts
Ce trio est fondé sur le principe d’isonomie, qui comme chacun le sait, est au fondement de la démocratie athénienne.
Les trois musiciens, issus d’un pays qui, comme l’a démontré Jean-Jacques Rousseau dans l’Emile ou Les lettres écrites de la Montagne, n’a aucune leçon à recevoir de quiconque en la matière, se placent par conséquent à égale distance du centre imaginaire d’une musique fondée sur le dialogue et l’écoute mutuelle. Dans cette musique évoluée, comme la démocratie suisse, il n’y a pas un soliste et des accompagnateurs, mes trois voix congruentes qui, tour à tour, prennent la lumière ou s’effacent devant les autres.
Daniel Humair ne prend aucun solo à proprement parler mais il est constamment présent. Les différents éléments de sa batterie entourent le trombone : la ride cymbal à gauche, les toms et la caisse claire au milieu et l’autre cymbale sur la droite.
On a coutume de dire que la batterie apporte au moins deux choses à l’orchestre : la couleur sonore et le tempo, le groove.
Avec Daniel Humair, qui est aussi peintre, il faut relire les Correspondances de Baudelaire où à chaque lettre de l’alphabet musical correspond une couleur. Daniel, grand coloriste en peinture et capable de restituer de mémoire une couleur qu’il a inventée vingt ans plus tôt, apporte en musique aussi ces couleurs dont il est si coutumier depuis plusieurs décennies, en tant que peintre. S’agissant du tempo, Daniel le confie sans leur imposer en effet à ses partenaires pour chaque morceau.
Il est comme le vivant pilier de Baudelaire, mais tout est dans l’adjectif ; vivant veut dire que le tempo est sous-entendu, mouvant, variable bien qu’inflexible. Daniel peut demander tout de go à ses partenaires, si cela ne les gêne pas, “ si, à côté du tempo de base, il esquisse et musarde sur d’autres tempos”.
Dans les manuels de musicologie, on appelle cela la polyrythmie. Les autres musiciens doivent avoir le cœur bien accroché, mais comme ils connaissent la musique, comme on dit, c’est pour eux un jeu d’enfant.
Daniel utilise les baguettes, les mailloches et les balais. Muni de cet ustensile il est capable d’une rapidité d’exécution invraisemblable et double le tempo en un rien de temps.
Et je vais vous dire une dernière chose à propos du jeu de Daniel : il swingue, notion archaïque s’il en est, il swingue merveilleusement, comme l’ultime détenteur de cet art perdu selon les sombres prévisions des collapsologues du jazz ; comme swinguait la guitare de Freddy Green, à moitié endormi dans la section rythmique du Count ; comme l’est le psychanalyste dans l’écoute floue de son analysé. Il faut vous dire que Daniel a joué dans les années soixante avec Cannonball Adderley à New-York et il m’a dit un jour que lorsqu’il prenait la batterie derrière l’altiste, il ciselait, coupait son tempo comme dans du beurre. Suis-je suffisamment explicite ?
Henri est vraiment un magnifique contrebassiste. Il a tout ce dont on peut rêver pour maîtriser son instrument : en pizzicato ou à l’archet, en note simple ou en accord, en solo ou en background
Samuel Blaser a entrepris de revisiter toute l’histoire du trombone depuis les origines ; Jack Teagarden, Jay Jay Johnson, Carl Fontana, Albert Mangelsdorf pour ne citer que quelques jalons d’une histoire qui se déploie sur plus d’un siècle; il est aussi à l’aise avec la sourdine harmone, qu’avec les effets jungle qui ouvrent et ferment le son en yayas ou wawas multiples et cadencées, pardonnez-moi ces onomatopées, mais elles seules peuvent rendre compte de la vocalisation extrême de sa manière de jouer.
Il est capable de lyrisme et de grandiloquence feinte comme sur cet aria, Ira, de Daniel Humair - autre question de démocratie et d’autodétermination d’un peuple, si j’ai bien compris.
Le répertoire de l’album renforce sa vision encyclopédique qui va du ragtime jusqu’au free le plus débridé en passant par une composition revisitée de celui qui résume l’histoire du jazz a lui tout seul : le grand Duke Ellington. Il faut écouter son interprétation de Créole love Call et son jeu en accords et harmoniques où il évoque, à lui seul, la présence de l’orchestre tout entier.
Quelques réserves
Comment voulez-vous qu’il y en aient ? Encore faudrait-il que mes capacités d’écoute, certes limitées, me permettent de les déceler.
Encore un mot...
Ce disque n’est pas à mettre entre toutes les oreilles. Mais pour tous ceux que l’invention des paysages de demain passionnent, je ne peux qu’en recommander l’écoute.
Qu’on le veuille ou non, le jazz n’a été que rarement un art populaire, sauf du temps des grands orchestres swing de Cab Calloway ou Jimmy Lunceford. Si cette chronique peut contribuer à élargir le cercle de l’écoute pour une musique exigeante mais qui n’a rien d’élitiste, dans une forme d’isonomie renouvelée et, disons-le, de démocratisation de la culture, j’aurai modestement atteint mon but
L'auteur
Samuel Blaser, âgé d’un peu plus de quarante ans, est le plus jeune des trois. Il joue d’un instrument qui, s’il est insuffisamment maîtrisé, peut être considéré comme lourd et pataud. Rien de tel avec Samuel dont la technique est proprement stupéfiante et qui renoue avec le style aérien et la tradition de vélocité du trombone de jazz moderne, dont le fondateur fut Jay Jay Johnson. Samuel est le plus grand tromboniste jamais apparu sur la scène de jazz depuis Bill Watrous (1939-2018).
Heiri Känzig, né en 1957, est un contrebassiste à la réputation bien établie, qui a joué avec les plus grands et fut le contrebassiste du Vienna Art Orchestra, l’un des Big bands les plus réputés du vieux continent.
Daniel Humair est incontestablement l’un des plus grands batteurs au monde. Vous connaissez sans doute le livre d’anticipation de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, qui raconte l’histoire d’hommes libres qui, pour préserver de l’oubli les livres promis à la destruction par un régime totalitaire et inique, ont appris un livre par cœur. Si un tel exercice était proposé à Daniel Humair, le livre qu’il choisirait pourrait être serait une encyclopédie du jazz, mais il n’aurait pas beaucoup d’efforts de mémoire à accomplir, parce qu’il a joué, depuis plus de six décennies, avec tous les musiciens importants qui comptent dans la jazzosphère, à l’exception de Miles Davis et Sonny Rollins
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