Poise

Le viatique autographe d’un duo piano-clarinette fusionnel
De
François Houle & Benoît Delbecq
Maison de disques : After Day Audio
Parution février 2024
Album CD 15 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

Poise, mot qui veut dire “équilibre” en anglais, est l’un des signes de gratitude employés par Benoît Delbecq et François Houle dans la dédicace conjointe de leur dernier album à leurs enfants respectifs. Ils sont amis depuis plus de trente-cinq ans. Ils ont fait connaissance à Vancouver, à l’occasion d’un barbecue organisé par Tony Wilson qui fut, en 1987 et dans le cadre d’une académie de musique, le professeur de Benoît, quelque part en terre d’Alaska.

C’est depuis cette époque que Benoît, le pianiste français, et Vincent, le clarinettiste canadien, ont créé un duo qui se reforme et enregistre régulièrement malgré l’éloignement géographique. Benoît est comme cela, il adore les collaborations musicales au long cours, que l’on pense à ses autres duos avec Steve Arguelles ou Claudia Solal, ses groupes Les recyclers ou Les amants de Juliette, son quartet américain avec le grand Mark Turner ou français (Kartet) et cette liste n’a rien d’exhaustif.

François Houle est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de son instrument. Il joue ici de la clarinette en si bémol, mais aussi du cor de basset dont le registre est un peu plus bas. La clarinette a eu son heure de gloire dans les orchestres de style Nouvelle-Orléans, où elle était l’une des trois voix solistes ; elle apporte une couleur sonore particulière dans la section des hanches du grand orchestre de Duke Ellington auquel Benoît a consacré un disque remarqué ; outre ceux du Duke, certains saxophonistes y ont recours pour diversifier leur palette sonore comme Art Pepper ou Phil Woods. Plus près de nous, il faut citer le nom de Jimmy Giuffre qui, bien que pratiquant également les saxophones ténor et baryton, peut être considéré comme l’un des maîtres de l’usage de la clarinette dans le jazz moderne. Lorsque l’on écoute le son de François Houle, on ne peut s’empêcher de penser à l’ombre tutélaire de Jimmy qui, tel un ange gardien, semble veiller sur le jeu de son cadet.

Benoît Delbecq est l’un des rares musiciens français actuels, avec peut-être Marc Ducret, à être connu Outre-Atlantique. On peut difficilement faire l’inventaire de tous les excellents pianistes de jazz actuels. Ils ont tous une technique irréprochable, sans doute due à une solide formation académique et une indéniable connaissance de l’histoire du jazz. Mais peu d’entre eux peuvent être considérés comme des “créateurs de monde". Benoît Delbecq fait partie de cette élite  et l’on s’efforcera de démontrer, dans les lignes qui suivent, en quoi son art paraît mériter cette distinction insigne.

Compte tenu de la qualité des partenaires, ce duo complice qui a survécu à l’épreuve du temps, produit une musique exquise, tout en demi-teinte où chacun porte une attention extrême au discours de l’autre, dans un esprit d’ouverture proprement exemplaire.

Points forts

Alors qu’il échangeait avec Solange Ancona, son maître en analyse musicale, Benoît Delbecq s’étonnait qu’aucune partition de Brahms ne donnât lieu au moindre commentaire de sa part, elle lui fit cette réponse sans appel : « Il n’entre pas dans ma rythmicité ». A peu près à la même époque, il sollicitait les conseils avisés de Mal Waldron au piano, l’accompagnateur de la grande Billie Holiday dans les dernières années de sa vie. Et Mal lui tenait invariablement le même discours : qu’il n’ait de cesse de trouver sa propre voix.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Benoît Delbecq a tenu le plus grand compte des recommandations de ses maîtres. Chez lui, la singularité du discours passe d’abord par “l’insularité”, pour reprendre un mot qu’il affectionne, de sa” rythmicité". Qu’est-ce à dire ? Il a développé un dispositif rythmique où il superpose une multiplicité de vitesses et de métriques, en étant capable de cacher tout en le dévoilant, le pouls, autre mot fétiche de Benoît, de chaque composition. Le résultat obtenu est saisissant.

 On dirait un ostinato fait de cycles indéfiniment réitérés, mais distribués de manière aléatoire en apparence avec des accélérations soudaines et, plus encore, des vitesses rétroactives. Si l’on considère avec Benoît que chacune de ses compositions est fondée sur un vecteur rythmique qui donne sa direction à l’ensemble tout en intégrant des cercles à plusieurs vitesses, on est frappé par ces fulgurances où l’auditeur a l’illusion d’entendre des bribes sonores qui accomplissent le chemin inverse et semblent se développer à rebours de la flèche du temps.

Si l’on ajoute à ces considérations le fait que Benoît développe par surcroît des improvisations libres venant se superposer à la rythmicité de base du morceau, on commence à avoir une idée de la complexité de son approche. Un auditeur non averti peut croire que la musique qu’il entend est obtenue par re-recording qui seul serait à même de reproduire cette polyrythmie à étages superposés. Mais il n’en est rien, Benoît est seul à son piano, comme s’il était pourvu de plusieurs entendements lui permettant de conduire, dans une indépendance parfaite, une musique unique qui serait constituée de tissus multiples et ravaudés, mais dont les coutures seraient invisibles. 

Et nous n’avons encore rien dit de la matière sonore qui donne corps à cette musique. Benoît Delbecq est un adepte du piano préparé, dans la grande lignée inaugurée par John Cage. Pour lui, la préparation du piano, pour laquelle il utilise gommes et brindilles de bois, n’a rien du gimmick, mais fait partie intégrante du processus de création musicale. Elle lui permet de varier les timbres à l’infini et de privilégier la dimension percussive du piano. C’est comme si des continents lointains et imaginaires étaient convoqués en permanence, contribuant à la “déterritorialisation" du discours musical, comme eût dit Gilles Deleuze, que Benoît cite souvent.

Le discours de François Houle se glisse avec aisance dans les interstices du piano grâce à ses phrases d’une fluidité étonnante et une sonorité détimbrée (The Tree Line) ; Missing Blue Line débute par des notes tenues de la clarinette qui font entendre un halo d’harmoniques ; elles se mêlent aux indications éparses et parcimonieuses du piano préparé. Dans Talking Woodwork, la clarinette seule est bientôt rejointe par un piano bricoleur faisant entendre les effleurements des cordes de l’instrument. Bowen Island est fait de tissus rythmiques qui semblent provenir de civilisations inexplorées et la mélodie est scandée par la clarinette. Dans A bed of leaves, le cor de basset produit des sons dédoublés à partir de la pulsation souple fournie par le piano.

Quelques réserves

Je n’en vois aucune.

Encore un mot...

A ceux qui auraient un doute sur le fait que Benoît Delbecq est l’un rares pianistes actuels à développer un univers qui n’appartient qu’à lui, je les engage à parcourir sa pléthorique discographie où il n’a de cesse de décliner, au travers de formules orchestrales diverses qui vont du solo absolu au grand orchestre, un “véritable système musical” en perpétuelle évolution.

L'auteur

  • Benoît Delbecq pratique la musique improvisée depuis l’âge de 16 ans. Il s’est formé au sein de  l’IACP, Institut for Artistic and Cultural Perception, l'école formée par le contrebassiste et chef d’orchestre Alan Silva ; A partir de 18 ans, il suit des études d’ingénieur du son. Il reçoit l’enseignement de Dave Holland et Steve Coleman.
    Ses premières influences pianistiques sont Mal Waldron pour la profondeur du son et l’itération des motifs rythmiques, Paul Bley pour le phrasé et les effets de résonnance, Lennie Tristano pour le timbre et le rebond des longues phrases de la main droite, Abdullah Ibrahim qui n’était pas censé adresser la parole à un Blanc mais dont il obtint qu’il l’écoutât en concert couché sous le piano - effet acoustique garanti - et caché par le rideau de scène. Il a été formé à la composition et à l’analyse musicale par Solange Ancona. Il décrocha naguère une interview de Ligetti pour Jazz Magazine quand le maître eut découvert un extrait de sa propre production musicale.
    Il est l’auteur d’un dispositif de notation musicale composé de cercles et d’idéogrammes qui lui permet de transcrire la rythmicité si particulière de ses compositions et d’intégrer des incréments qui enrichissent la notation musicale de précisions précieuses pour les interprètes.
    Il a participé à l’enregistrement de cent-quatre-vingt albums dont soixante-dix comportent ses compositions. Il a joué avec une quantité impressionnante de musiciens de toute nationalité.

  • François Houle a étudié la musique aux universités McGill et Yale dans les années quatre-vingt. Il a également suivi l’enseignement du saxophoniste Steve Lacy. Il pratique le jazz, les musiques actuelles ou les musiques du monde. Il participe à des tournées au Canada, aux États-Unis et en Europe. Il a enregistré une douzaine d’albums sous son nom et est l’auteur d’un concerto pour clarinette (2007). Il est professeur au Vancouver Community Collège School of Music et directeur artistique du Vancouver Creative Institute.

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et les adresses courriel se transforment en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.

Vous pourriez aussi être intéressé

Musique
Punk Moon
De
Claudia Solal et Benjamin Moussay
Musique
Edgar Moreau, Rococo
De
Edgar Moreau, David Kadouch (piano) et le Luzerner Sinfonieorchester, Michaël Sanderling