
Seven Dreams
15 Euros
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Thème
« Il faut imaginer Sisyphe heureux » concluait Albert Camus dans un texte célèbre qui donne les larmes aux yeux devant tant de grandeur.
Dominique Pifarély pourrait se comparer à Sisyphe. Comme le héros grec, dont la vie n’est justifiée que de porter son lourd fardeau au sommet de la montagne. De son propre aveu, il suspend son séjour sur terre à l’exercice quotidien, répétitif selon toute apparence, mais sacralisé à l’extrême, sur son instrument tant chéri et ceci depuis la tendre enfance : le violon.
Le corps vieillit, confesse-t-il et le poids de la pierre à lever est plus considérable, jour après jour, pour se maintenir au sommet.
Dominique fait du mieux qu’il peut, me dit-il : il soigne tout particulièrement la qualité de l’émission, la clarté de l’énonciation, le legato et le jeu en accords.
Un jour, en écoutant au début des années soixante-dix, Jean-Luc Ponty, son ainé au violon, avec Philippe Catherine à la guitare, Joachim Kuhn au piano, Peter Warren à la basse et Oliver Johnson aux drums, il eut la révélation de ce que pouvait être un jeu complet au violon, c’est-à-dire celui qui utilise toutes les possibilités de l’instrument. Depuis ce jour, où il jura que telle serait sa ligne de conduite, quoi qu’il en soit, il ne s’en écarte jamais, ne fut-ce que d’un bref coup d’archet.
Il est vrai que le violon demeure un instrument exotique dans l’univers de jazz. Malgré l’ancêtre Joe Venuti, malgré la place que lui a conféré le Duke lui-même dans sa suite Black, Brown and Beige (Ray Nance, Comme Sunday), malgré le succès populaire du virevoltant Grappelli, le premier maître de Dominique.
Il a pris la relève de ses augustes devanciers depuis longtemps et, conscient du temps qui passe, il m’a chuchoté à l’oreille, et je vous les citerai peut-être un jour si vous insistez, les noms de ses dignes successeurs.
Le présent opus, à la diffusion confidentielle comme tous les objets précieux, est le résultat d’une collaboration de longue date de Dominique avec la pianiste japonaise Izumi Kimura exilée en Irlande, qui a bénéficié, l’année de l’enregistrement de cet album, d’une résidence au National Concert Hall de Dublin, ville qui, comme chacun sait, est aussi le théâtre de l’Ulysse de James Joyce. Lina Andonovska, la flutiste australienne, encore un instrument rare sur la planète jazz, les a rejoint pour la circonstance.
Contrairement au violoniste qui, quelles que soient les circonstances, joue toujours sa musique, ses deux partenaires sont aussi des interprètes et sont connues pour se consacrer au répertoire exigeant de la musique contemporaine. Parallèlement, elles pratiquent les musiques improvisées.
C’est le cas ici. Vous allez, en effet, écouter une œuvre fondée sur le principe de l’improvisation totale ou spontanée, l’exercice le plus difficile que je connaisse en musique. D’aucuns pourront prétendre que le résultat obtenu est fort éloigné des canons du jazz. Je leur répondrai que cette musique ne vit aujourd’hui qu’en ce qu’elle excède les frontières et que les véritables créateurs se soucient comme d’une guigne des genres établis.
Points forts
On connait le lien consubstantiel, déjà souligné par Platon, entre musique et mathématique. C’est pourquoi j’userai volontiers du mot de congruence emprunté au langage de la géométrie pour caractériser l’art collaboratif inventé par notre trio, c’est à dire cette identité formelle, cette isonomie qui semble régir les relations entre les trois instruments.
Une oreille peut avertie pourrait rencontrer à certains moments quelque difficulté à discerner le son de chaque instrument. Or quoi de plus dissemblable, a priori, que le son produit par un violon, une flute traversière et un piano ? Les trois solistes ne parviennent à ce résultat, en duo ou en trio selon les morceaux, qu’en tentant d’oublier les contraintes purement techniques liées à leur instrument au profit du but commun, c’est-à-dire la musique elle-même. Dans les moments les plus intenses, ils produisent un complexe musical dont les composantes, qui sont censées émaner de chaque instrumentiste, sont indissociables et leurs caractéristiques intrinsèques sont parfois indiscernables.
Le titre choisi pour l’album - Seven Dreams - possède sans doute sa justification propre, mais la musique qu’il contient s’apparente plutôt, selon moi, à la rêverie - donc Daydream en anglais. Il faut être éveillé et même sacrément en alerte, et c’est le cas pour chacun des partenaires, pour être en mesure de s’adapter aux initiatives des autres, un décalage infime parfois, afin que le complexe en question, dont on ne sait s’il subit une lente dérive ou s’il est impulsé par quelque ressort interne, puisse évoluer aussi harmonieusement et parvenir à bon port.
Il faut attendre Dream Opus 4 pour qu’enfin le chant du violon s’élève et se dissocie du piano, comme Ouranos de Gaia.
Quelques réserves
Le risque de tous les instants pris par les trois musiciens sur le chemin plein d’embûches de l’improvisation spontanée eût pu conduire à des redites ou des passages à vide. Il n’en est rien. Nous en tirons la conséquence qui s’impose : aucune réserve.
Encore un mot...
Dominique Pifarély a donné en duo avec Izumi un concert de musique improvisée au Centre culturel irlandais à Paris.
Il est disponible sur YouTube - ce en quoi les réseaux dit sociaux ont parfois du bon!
Je vous suggère de le découvrir. C’est prodigieux et mériterait, dans un monde pur et parfait, comme la concurrence chez les économistes classiques, une publication en CD séance tenante.
L'auteur
Izumi Kimura enseigne à la fois le jazz et la musique contemporaine à la Dublin City University. Elle est compositrice et interprète de musique contemporaine.
Son premier album Asymmetry, paru en 2010, qui réunit des compositeurs irlandais et japonais a eu un grand retentissement dans le milieu de la musique contemporaine.
Kimura s’est produit avec le Crash ensemble, orchestre irlandais spécialisé dans la musique contemporaine.
Elle a multiplié les collaborations avec les musiciens les plus divers dont les jazzmen, l’Anglais Julian Arguelles et Stephan Payen, actuellement directeur du département Jazz au CNSM
Linda Andonovska est aussi à l’aise dans l’interprétation des compositions de musique contemporaine que dans l’improvisation libre.
Elle est flutiste au sein de l’ensemble Eight Blackbird qui a obtenu le Grammy Award à quatre reprises.
En 2O23, elle a bénéficié d’une résidence au sein de la prestigieuse Australian National Academy of Music.
Elle vient de rejoindre le corps professoral de l’université Emory aux Etats Unis.
Dominique Pifarély est natif de l’Île de la Réunion. Il a suivi une formation de violoniste classique au conservatoire. Comme beaucoup d’adolescents de sa génération, il écoute du Rock, mais s’intéresse bientôt aux musiques improvisées. Il est sollicité, dès l’abord de sa carrière, par ce qui compte de mieux sur la scène européenne du jazz : Eddy Louiss, François Jeanneau, Joachim Kuhn, le Vienna Art Orchestra.
Il se produit pendant plus de dix ans en trio avec Didier Levallet et Gérard Marais.
Il crée le Sclavis-Pifarély Quartet en 1985 qui se produira jusqu’en 1997.
En 1996, il entame une collaboration avec le pianiste François Couturier au sein de diverses formations dont le duo, qui a enregistré deux disques à ce jour dont le dernier Preludes and Songs, paru en 2025, a été chroniqué dans ces colonnes.
Dominique Pifarély crée en 2000 sa propre compagnie, Archipels-Ci, avec laquelle il présente son travail de leader et de compositeur.
Féru de poésie et de littérature, il multiplie les spectacles mêlant la musique, les lectures et parfois l’image.
Il pratique régulièrement l’art du solo.
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