Transylvanian Dance

Quand deux musiciens de l’avant-garde new-yorkaise relisent le folklore roumain légué par Bartok
De
Lucian Ban et Mat Maneri
Maison de disques : ECM
Parution fin 2014
Album CD 15 Euros
Notre recommandation
4/5

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Il est un signe qui ne trompe guère. Ils furent nombreux, l’autre soir, les musiciens de jazz français qui se sont déplacés pour venir écouter deux Américains à Paris : l’altiste Mat Maneri et le pianiste Lucian Ban. J’ai croisé ce soir-là à la maison-galerie 19Paulfort, animée par Hélène Aziza : Sarah Murcia, Benoît Delbecq, Gilles Coronado, Jérôme Sabbagh et le jeune batteur prodige Samuel Ber. Excusez du peu !

Les duettistes ont joué le répertoire transylvanien qui forme le matériau de leur dernier Opus, Transylvanian Dance, paru en fin d’année dernière. La Transylvanie, qui signifie littéralement “de l’autre côté de la forêt”est l’autre nom des Carpates, la patrie de Dracula et aujourd’hui intégrée à la Roumanie. Lucian Ban est lui-même d’origine roumaine. Il s’est intéressé depuis longtemps déjà à la musique folklorique de son pays, puisqu’il a enregistré, il y a vingt ans, un premier disque qui lui est consacrée avec Mat Maneri, déjà, et le fabuleux saxophoniste anglais John Surman dont le son lyrique et puissant au baryton fait merveille.

Le Hongrois Bela Bartok s’est intéressé de près à ce folklore roumain. Il a recollecté et transcrit un nombre considérable de mélodies, dont nulle n’excède une page de partition et dont les recueils, en cinq livrets, font partie des archives personnelles du premier des ethno-musiciens.

Lucian Ban a pu y avoir accès et les utilise comme base de sa propre musique. Elles sont souvent faites de quelques notes indéfiniment reprises et sont le prétexte à des improvisations débridées ou méditatives de la part du duo américain.

Ces ritournelles, comme l’a souligné Mat pendant le concert, ressemblent parfois, par l’utilisation des modes et le caractère entêtant de la rythmicité, à la musique coréenne ou d’Afrique du Sud. Elles revêtent, en réalité, une portée universelle. Surtout lorsqu’on les confronte à l’approche ardue des duettistes dont les improvisations puisent leur inspiration dans la musique savante contemporaine et le jazz le plus libre.

Points forts

Les thèmes utilisés par les musiciens de jazz sont la plupart du temps d’une simplicité confondante : quelques notes qui trottent dans la tête après le concert et dont on ne parvient pas à se débarrasser. Le matériau compositionnel utilisé par nos duettistes ressemble à cela. Il faut relire les pages lumineuses que Gilles Deleuze a consacré à la ritournelle dans son Mille plateaux co-écrit avec Félix Guattari où il est question de retour aux forces chtoniennes, d’organisation du chaos et de devenir expressif du rythme.

A un moment donné de l’histoire du jazz, les musiciens de jazz ont éprouvé le besoin de revenir à leurs racines, pour employer cette métaphore naturaliste galvaudée. C’est ainsi que toute une série de musiciens ont, dès les années 80, réinterprété le jazz à l’aune des cultures locales dont ils étaient issus : John Zorn à New-York s’est ressourcé auprès de la musique Klezmer de son enfance. Bill Frisell, dont nous avons parlé dans notre chronique sur le dernier CD de Chris Cheek, est allé chercher dans l’Amérique profonde les rémanences de la Folk Music. De nos jours, on pense à Gonzalo Rubalcaba ou Roberto Fonseca qui ressuscitent la musique cubaine pré-castriste. En Europe, ce sont les pianistes, le Serbe Bojan Z, ou l’Arménien Tigran Hamasyan avant qu’il n’émigre aux Etats-Unis, qui en appellent aux mânes de l’Europe de l’Est. La démarche initiée par le Roumain Lucian Ban n’est donc pas un cas isolé, mais s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui contribue au renouvellement du jazz.

Je vais peut-être choquer Lucian, dont les mélodies qu’il a jouées l’autre soir ont bercé sa jeunesse, mais pour les jazzmen, le thème n’est qu’un prétexte. Tout est dans l’improvisation. De ce point de vue, nous n’avons pas été déçus : entre les ballades méditatives, hantées par le silence, où l’archet murmurant répondait aux miroitements sonores du pianiste et les danses effrénées où, de temps à autre Lucian, pris par la transe hypnotique de la musique, jouait du piano debout, comme dans une chanson célèbre en France, on peut dire que les partenaires ont su parcourir les différentes couleurs d’un vaste spectre musical. Et je n’ai encore rien dit de la manière dont Lucian, debout ou assis, plongeait la main droite dans les entrailles du piano pour bloquer la résonance des cordes et solliciter les vertus percussives de l’instrument.

Quelques réserves

Cet hommage à la musique folklorique pourrait lasser en raison même de son aspect ré-itératif et du caractère sommaire des mélodies. Mais il n’en est rien, grâce aux plongées exploratoires de nos deux compères dans cette musique dont ils donnent une version unique.

Par ailleurs, il faut écouter leurs autres productions discographiques qui s’aventurent sur d’autres terrains expérimentaux mais tout aussi passionnants.

Encore un mot...

Pour ceux qui ne faisaient pas partie des Happy few qui ont pu assister au concert de la Maison-Galerie 19PaulFort et dont beaucoup ont découvert ce jour-là le duo américain, ils ont ainsi la possibilité d’écouter le disque récent qu’il a enregistré autour de ce répertoire transylvanien exhumé grâce à l’érudition de Lucian. La plupart des morceaux qui composent cet album ont d’ailleurs été repris lors du concert.

L'auteur

  • Lucian Ban
    Après des études de piano classique et de composition à Bucarest, il s’installe à New-York en 1999 où il étudie à la New School University.
    Il a publié plusieurs albums sous son nom avec des musiciens comme le  tubaiste Bob Stewart ou le batteur légendaire Barry Altschul (Circle, Paul Bley, Sam Rivers).
    En 2018, il a enregistré en France, en compagnie de son ami Mat Maneri, une relecture réjouissante de l’opéra Œdipe de Georges Enesco, associant la forme jazzée avec l’esprit de la musique contemporaine. Le Français Louis Sclavis, dont nous avons chroniqué dans ces colonnes le dernier opus, Unfolding, fait partie de l’aventure.

  • Mat Maneri
    Il est le digne successeur de son père, Joe Maneri, saxophoniste de son état, qui a laissé le souvenir d’un musicien engagé dans la recherche micro-tonale et qui tirait de son saxophone une sonorité unique et souvent bouleversante.
    Mat a reçu la leçon paternelle à plus d’un titre mais notamment par l’usage courant dans son jeu, comme l’autre soir, du quart de ton.
    Il étudie le violon au New England Conservatory of Music avant de décider, sans doute par atavisme, de se consacrer au jazz.
    Il pratique couramment le violon, le violon électrique, le violon basse et l’alto.
    Il a joué avec tout ce que la scène new-yorkaise ou européenne compte comme musiciens de jazz d’avant-garde : entre autres, Tony Malaby, Ben Monder, Barre Phillips, Craig Taborn, Cecil Taylor, Paul Motian, Joëlle Léandre, Marylin Crispell.
    Il enseigne à la New York School of Jazz and Contemporary Music.
    En 2006, il a reçu un Grammy Award pour son disque Pentagon.

 

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