Francia

Le monde tragique et multiforme à travers le regard de Francia, transsexuelle au Bois de Boulogne. Un grand livre !
De
Nancy Huston
Actes Sud
Parution le 1er mars 2024
285 pages
22 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

L’héroïne se prénomme Francia pour ses clients, elle est transsexuelle. Elle se prénommait Ruby de son vrai prénom avant de devenir Ruben. Colombienne d’origine, boiteuse à la suite d’une maladresse dans l’accouchement qui l’a mise au monde, elle a émigré à Paris. Elle travaille au Bois de Boulogne. L’histoire se passe sur une journée au cours de laquelle elle rencontre 17 clients.

La construction du récit est des plus originales : chaque client a droit à son chapitre de six à dix pages, mais entre deux clients s’insère un chapitre de même importance relatant les réflexions de Francia, réflexions bien éloignées du client qui vient de partir, réflexions auxquelles se greffent par moment celles de Nancy Huston elle-même. Nancy parle même parfois directement à l’héroïne.

Elle est à côté d’elle. Mais si le tableau du récit est ainsi posé, ce qui y est dit se situe bien au-delà des aventures du Bois de Boulogne : souvenirs, comparaisons des sociétés humaines, réflexions philosophiques ou simples considérations sur le monde et sur l’horreur humaine, monde gouverné par les hommes, attachement au père qui pourtant ne fut pas tendre et pire encore, les amitiés qui permettent de vivre, l’attachement à la nature, source d’énergie physique et psychique, détachement des croyances religieuses en même temps que l’évocation de ces mêmes croyances qui permettent de tenir le coup et tout compte fait, émergence de l’idée que nous sommes tous des métissés d’une manière ou d’une autre et de ce fait reliés les uns aux autres. 

Points forts

Le coup de maître de Nancy Huston est de conduire le lecteur par le regard de Francia, l’héroïne qu’il ne faudrait surtout pas considérer comme de basse condition, mais plutôt comme une humble personne. De cette humilité se dégage une certaine noblesse. C’est une bonne personne Francia. 

La force du récit est la multiplicité des regards portés avec force, voire avec violence sur les réalités du monde, par Francia, mais aussi par Nancy Huston qui se déclare être « l’évangéliste » de Francia. Citons en particulier la désacralisation de la sexualité, la domination masculine d’autant plus affirmée que la misère est grande, la critique forte en même temps que ambiguë des croyances religieuses, la course de l’humanité vers sa perte et bien d’autres. 

Les clients de Francia sont autant de personnages qui peuplent le monde. Qui sait si je ne suis pas l’un d’eux, ne serait-ce que partiellement, peut s’interroger le lecteur s’il est un homme. D’ailleurs, plusieurs personnages du récit ne sont-ils pas boiteux comme Francia. 

Et puis il faut noter en contrepoint de l’ensemble du récit la réflexion sensible de Nancy Huston : en s’appuyant sur les vers du sonnet 55 de Shakespeare, Nancy Huston déclare qu’à l’éphémère des réalités du monde s’oppose l’éternel des mots du poète.

Quelques réserves

  Aucune réserve pour ce grand livre.

Encore un mot...

En effet, un grand livre, assurément. Un coup de cœur sans hésitation, mais aussi un coup de poing que l’on reçoit dans le ventre, un coup de poing que l’on supporte grâce à la virtuosité, au style enlevé ou moucheté sur la réalité des choses, l’absurdité en étant marquée par la légèreté même des piques de Nancy sur un ton qui pourrait être : allons vers la mort ou vers la catastrophe, constatons l’insupportable permanent et sourions comme s’il s’agissait d’un bon mot échangé à la va-vite en prenant son café, et aussi grâce à l’humour parfois de Nancy Huston. Un livre terrible ! 

Une phrase

  • « Ernest a perdu la foi de façon aussi subite que radicale. Un jeune prof leur ayant fait faire un tour rapide des religions, il est devenu évident que, vu le nombre des salades que les humains se sont racontées au long des millénaires sur les cinq continents, les chances que la salade locale corresponde à la vérité sont équivalentes à zéro. » p.72

  • « Les hommes ont peur de mourir et peur de vivre, peur d’échouer et peur de réussir…
    C’est ça qui les rend agressifs. Devenir homme, de façon générale, c’est apprendre à transformer sa peur en violence. » p.112

  • « C’est fou, se dit-elle, comme les hommes sont doués pour s’inventer des enfers. » p.119 

  • « Depuis la nuit des temps, c’est grâce à l’horreur que les hommes font sens de leur vie. Le grand problème, c’est que ce sens n’est pas transmissible. Dès que l’horreur recule un tant soit peu dans le passé, dès que l’on ne l’a plus, effective et sanglante, sous les yeux, les oreilles et le nez, elle se transforme en récit, en légende, en cinéma, et on n’y croit plus. » p. 249

  • « Mais c’est ainsi que l’homme se pense divin ! se dit Armand à part lui. Non seulement par la création, mais aussi, au moins autant, par la destruction. » p. 250

L'auteur

Nancy Huston est née en 1953 à Calgary au Canada. Elle vit en France depuis 1970. Ses créations sont abondantes : Femme de lettres d’expression anglaise et française, elle a produit de nombreux romans, ainsi que des essais, des nouvelles, du théâtre, des ouvrages illustrés, des œuvres pour la jeunesse et des scenarios de film. C’est une militante féministe, et une femme engagée sur plusieurs terrains comme la lutte contre l’exploitation des sables bitumineux en Alberta, contre les caricatures de Charlie Hebdo et contre le célibat des prêtres. 

Parmi ses romans, citons Cantique des plaines (Actes Sud), 1993, Prix Louis Hémon, Prix Canada-Suisse ; Instruments des ténèbres (Actes Sud et Poche) 1996, Prix Goncourt des lycéens, Prix Inter ; L’empreinte de l’ange (Actes Sud) 1998, Prix des libraires du Québec, Prix des lectrices de Elle ; Lignes de faille (Actes Sud et Poche) 2006, Prix Femina, Prix France Télévision. 

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