Fugue américaine

Bravo, Maestro, pour cette fugue bien nommée, entre harmonie et contrepoint
De
Bruno Le Maire
Notre recommandation
4/5

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Thème

 Courant 2019, Maxime Wertheimer reçoit dans une enveloppe de papier kraft une lettre affectueuse de son oncle Oskar qu’il a pourtant à peine connu, et avec elle le récit des vies mêlées des deux frères Wertheimer (sans lien avec les cofondateurs de Chanel).

 Il sera ainsi question de cette famille d’origine juive allemande sauvée par l’intuition du père, Rudolf, des relations entre les deux frères que tout sépare mais que l’enfance partagée rassemble, de leurs galaxies respectives aussi, faites de femmes aimantes ou intéressées et de musiciens géniaux, autant de personnages fictifs ou authentiques, ainsi pour ces derniers Vladimir Horowitz, Arturo Toscanini, Rachmaninov, Sviatoslav Richter... L’exil et le déracinement s’invitant au concert avec l’errance physique et mentale offerte à ceux qui la vivent.

 Oskar évoquera dans son récit la dépression chronique de son frère, sa renonciation à sa vocation de pianiste, son mariage désastreux, ses choix professionnels contestables, sans pour autant se donner le beau rôle, sans s’épargner vraiment, révélant à son fils la névrose de son père favorisée par un court voyage de New-York à Cuba entrepris pour aller écouter Horowitz interpréter la Sonate en mi-bémol mineur de Samuel Barber. En poursuivant son propos avec la rencontre de Franz, jeune pianiste plus courageux que talentueux et du maestro qu’il admire pour une simple leçon avant le concert auquel il refusera finalement d’assister, une leçon fatale ayant paradoxalement raison de sa vocation par la mesure prise en quelques gammes du fossé qui le sépare du génie. Oskar tirant son épingle du jeu en devenant le confident puis le psychiatre du pianiste, juif d’origine russe et exilé lui-même, maniaco-dépressif à tendance narcissique oscillant entre talent et lumière, incapacité et ténèbres.

Points forts

  • L’idée même du récit consistant à placer un personnage réel attirant la lumière au centre du jeu, en l’espèce un virtuose hissé au faîte de la gloire aussi capricieux que égocentré, pour s’attacher en contrepoint aux destins croisés de deux frères imaginaires éloignés par la vie mais soudés ad sempiternam par le lien originel, l’auteur trompant ainsi son lecteur en lui proposant une cible pour en traiter une autre.
  • La virtuosité du texte et l’imagination de l’auteur, alternant à l’instar de la musique entre douceur et fracas, entre concerto et symphonie, ainsi notamment pour faire parler le frère taiseux au-delà de sa mort dans quelques lettres émouvantes restées sur le quai.
  • La palette des personnages et l’étude des caractères, ainsi les femmes, Muriel Lebaudy, la femme de Franz, une petite bourgeoise française obsédée par son ascension sociale et amatrice compulsive de fourrures, Wanda Toscanini, l’épouse d’Horowitz qui met toute sa froide intelligence au service de la carrière de son mari autant inconstant dans son art qu’en amour, encore Julia, fraiche, amoureuse, libre et désintéressée qui vit une relation à épisode avec le psychiatre…Trois maitresses-femmes pour trois hommes fragiles.

Quelques réserves

  •  L’usage un peu excessif, ici et là, de l’anglais, de l’allemand, de l’espagnol… pour faire parler les personnages dans leur langue maternelle ou dominante, supposée plus illustrative que la langue de l’auteur pour exprimer ici ou là avec une véracité accrue un sentiment ou une attitude.
  •  La scène de « fesse » qui fait polémique, inutile et opportuniste pour ne pas dire racoleuse, heureusement noyée dans un roman qui mérite mieux.

Encore un mot...

 La presse et les réseaux ont accueilli cet ouvrage par le prisme étroit de l’identité de l’auteur, en s’interrogeant sur la légitimité de sa démarche, comme s’il fallait régler cette question préambulaire avant  d’envisager son simple talent. En se focalisant encore sur quelques scènes réputées « chaudes », sans doute superflues voire inutiles mais sans dommage collatéral. Ces critiques passent pour un peu dérisoires quand il serait ainsi question de réduire l’homme public à la sphère étroite de son administration et le roman à la dimension d’une sextape !

Il ne devrait pourtant être question que de littérature, de bonne facture au demeurant, dense et imaginative, pleine d’humanité et de musique, écrite dans une gamme polyphonique. Pourquoi ne pas célébrer le talent quand il est manifeste ? Le Maire n’est sans doute pas encore Flaubert ni Balzac mais il est en chemin. D’autant qu’à sa comédie humaine pertinente s’agrège quelques bonnes réflexions sur la vieillesse, la vanité des hommes, la paix institutionnalisée en contrepoint de la récurrence de la guerre, le féminisme et ses excès…et tant d’autres causes au fil de 470 pages bien denses et travaillées.

Une phrase

 « Maître, je vous tiens pour un piètre musicien. Vous ne vous souvenez certainement pas de moi. Pourtant j’ai été votre élève, il y a longtemps, pour une durée aussi brève que notre vie. Vita brevis. Décembre 1949, La Havane. Vous m’avez donné une leçon de piano qui m’a coupé le sifflet, je dois le reconnaître. Pourquoi n’avez-vous jamais été aussi sincère sur scène ? Vous auriez fait un meilleur pianiste. Vous n’auriez peut-être pas connu le même succès mais vous auriez été un pianiste infiniment plus intéressant. » P.430

L'auteur

Bruno Le Maire, aujourd’hui âgé de 54 ans, est normalien (sorti major de la section « lettres modernes ») ; il a enseigné deux ans et entrepris en même temps de suivre les cours de Sciences-Po et de préparer l’ENA pour y entrer avant d’en sortir dans la diplomatie (Promotion Valmy), choix qui le rapprochera de Dominique de Villepin qu’il suivra au Quai d’Orsay puis à Matignon. Il briguera deux fois le mandat de député dans l’Eure avec succès mais échouera à la Présidence de l’UMP et à la primaire de la droite en 2017. Ministre de l’Economie puis de L’Economie et des Finances, il fait partie des Républicains dissidents ou transfuges.  Fugue Américaine est son treizième ouvrage, roman ou essai. Avec 100000 abonnés sur  Instagram et 56% d’opinions favorables selon le baromètre Odexa de décembre 2022, il fait partie des ministres en vue du gouvernement de Madame Borne, ainsi réputés « bankable(s) ».

Commentaires

Yann Kerlau, é…
ven 23/06/2023 - 08:54

Votre critique a été remarquable et je tenais à vous en féliciter: La justesse de ton en est le premier talent et son rythme l'est aussi. Avec toutes mes félicitations pour la qualité de votre travail.

Pierre
jeu 20/07/2023 - 13:47

Un ministre qui célèbre aussi bien la musique ne peut être totalement mauvais...

Dominique
dim 30/07/2023 - 06:50

Fugue américaine nous plonge dans le monde réel du XXieme siècle autour d'un illustre musicien et des deux personnages fictifs. Très belle écriture, agréable à lire, divertissant, chapitres truffés de "madeleines" sur les personnages, le monde de cette époque. Merci pour votre critique pertinente.

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