Jimmy BLUEFEATHER

À 95 ans, Keb se rebiffe : une fable moderne, écolo et ethnique
De
Kim Heacox
traduit de l'anglais par Marc Sigala
Editeur : Paulsen
Janvier 2022
379 pages
22 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

Keb Wisting est un vieux Tlingit qui vit sur la côte nord-ouest de l'Alaska. Tlingit ? Un américain ? Pas tout à fait. Un descendant de norvégiens vikings et de ce peuple autochtone qui vivait entre terre et mer au bord du Canada tout proche. Il porte sur ses épaules, son âge, le souvenir d'une nature épanouie dans les eaux limpides de Crystal Bay - devenue réserve maritime et parc national - et la nostalgie de la liberté et des traditions de son peuple. Malgré ses 95 ans, il ne veut voir s'éteindre ni le savoir faire de la construction de grands canoës taillés dans un seul tronc de cèdre, ni les potlatchs, ces rassemblements qui célèbrent l'amitié et le partage. Son petit-fils James, basketteur de talent, est soudainement victime d'un accident sur un chantier de débardage. Une jambe gravement blessée, c'en est fini de ses espoirs. Keb ne peut supporter de le voir perdre son énergie et trouve le sens à donner aux derniers mois de sa vie : lui transmettre son amour de la baie et l'initier aux traditions de son peuple.

Travail du bois, observation des animaux, apprivoiser la langue, retrouver le sens de la solidarité et de la fête vont être les étapes d'une reconstruction où chacun a besoin de l'autre. Mais l'accident de James n'est pas clair, il serait menacé ; une grande entreprise détenue par les membres de la communauté veut étendre ses prérogatives sur Crystal Bay ; et personne ne veut laisser le vieil homme mener son destin à sa façon. Alors il s'enfuit. Comme un bras d'honneur à la modernité, dans "le" Canoë qu'il a sculpté avec James et ses amis. Réussiront-ils à rejoindre le glacier ? Voici les deux faces de cette histoire qui se déroule sur les pentes et sur les eaux de l'Alaska, entre saumons, baleines et souvenir des peuples amérindiens des origines.

Points forts

Ce roman est assez original par son thème : un vieil homme veut mourir tranquillement dans les eaux de son enfance, afin de se lier à la boucle infinie de commencements et de fins. L'accident de son petit-fils lui donne la raison "déraisonnable" d'entreprendre ce qu'il veut être son dernier voyage, son ultime transmission, sa trace dans le fil des temps.

Dans le film Into the Wild (2007, de Sean Penn), le jeune homme en quête de repères, voyage seul et meurt à la fin. Ici, Keb, James devenu Jimmy Bluefeather (en lien avec la plume du grand cordeau totémique), Little Mac, Kid Hugh et Steve le chien, partagent l'aventure, leurs espoirs et leurs craintes. 

Il se déroule autour d'eux nombres d'histoires parallèles, qui font la longueur (parfois) et le sel de ce roman. L'une d'entre elles fera  intervenir un shérif adjoint et une biologiste marine dont les efforts involontairement convergents feront un des bons moments du récit.

Ce roman donne, de façon sensible, accès à la pensée de ce vieil homme, qui voit le monde simplement, ses forces décliner, et refuse que sa mort soit confisquée par la modernité. En miroir, il offre l'interprétation qui est faite de ses actes : retour aux sources, renaissance des traditions, écologie nourricière, nature matrice de toute éternité, naissance d'un activisme : Keb va faire naître et nourrir un élan populaire !

Quelques réserves

Sorti en 2015, même écrit sur les bords de l'Océan Pacifique, ce roman demeure "très américain" : avalanche de références aux marques, personnages en surnombre dont les liens tardent à apparaître, des sentiments si peu subliminaux qu'ils pourraient parfois paraître caricaturaux. 

La citation de nombreux mots en Tlingit sonne "authentique" mais hormis la dimension ethnologique, savoir  que yaxwch’i yaakw désigne un canoë à la proue haute et sculptée a peu de chance de changer le cours de votre vie.

Une petite carte n'aurait pas été de trop, car beaucoup de lieux, de passages, d'îles forment le cadre grandiose de cette aventure, qui ne nous est pas très familier.

Encore un mot...

Il y a  dans Jimmy Bluefeather comme l'affrontement de deux mondes : l'ancien - Tlingit - et  le moderne Alaska - coca cola, menace de déracinement et de surexploitation de la nature. Mais ce n'est pas si manichéen, et l'histoire vous conduit à partager les désirs simples et profonds des personnages, leurs fantasmes "naturalistes" ou de modernité, les craintes des appétits capitalistes, leur appétence à faire naître un mouvement activiste… au fond, des débats très actuels. 

Si l'ensemble est facile à lire, la première moitié du roman m'a parue poussive, la seconde plus séduisante car un suspens se crée ; elle vous mènera jusqu'à une fin qui n'est ni stéréotypée, ni attendue.

Si c'était un film, Jimmy Bluefeather rentrerait parfaitement dans la catégorie des "road movies", avec son lot de grands espaces, de recherche de sens, de confrontation de cultures, et de bons sentiments. Keb Zen Razen (son nom amérindien) est un joli personnage, un sage sans prétention mais un passeur de temps et de culture, dont l'auteur Kim Heacox avoue avoir mis 15 ans à peaufiner les traits. 

Si le thème du retour aux sources vous séduit, surtout, ne manquez pas Ton absence n'est que ténèbres de Jon Kalman Stefansson, https://www.culture-tops.fr/critique-evenement/romans/ton-absence-nest-que-tenebres. Il s'agit ici d'Islande. Froid et grandiose aussi !

Une phrase

" Quoi ? demanda James, déconcerté et inquiet.
-Tes mains, tu as toujours tes mains ?
James regarda ses mains. Il tourna la plume lentement. 
"Que suis-je censé voir? "
Parfois, la seule chose que l'on est capable de voir est celle qui nous terrorise le plus. Toujours appuyé sur Little Mac, Keb s'efforça de se concentrer. Avait-il vu la lueur d'une rédemption possible dans les yeux de son petit-fils ? Une douceur, un espoir ? Oyyee… Il inspira péniblement et s'entendit dire : 
"Une lumière. Tourne la plume de la bonne manière et tu verras une lumière, un peu de jour dans la nuit, un peu de bleu dans le noir." P 48

"L'âme de Keb lui disait que tout l'avait prédestiné à ce voyage, à ce moment. James avait une vie à vivre et lui une mort à réaliser. " P 173

"Tu sillonnes l'Alaska sauvage en canoë pendant que le reste de l'Amérique aseptise ses enfants. Vis pleinement chaque instant, James Quel-que-soit-ton-nom. Soit attentif à tout. Le basket-ball n'est qu'un terrain vague de plus dans un royaume peuplé de gens accros à la télévision et au mythe de la victoire. " P 231

"Ce n'est pas ce que l'on construit qui fait de nous ce que nous sommes, disait l'Oncle Austin, mais ce qu'on laisse en paix. Il n'y avait qu'à regarder autour de soi. Nul ne pouvait améliorer ce monde. Nous pouvions seulement l'honorer en recevant sa générosité avec sagesse et gratitude. " P 234

L'auteur

Kim Heacox débute sa carrière comme Garde dans le parc national de Glacier Bay, en Alaska, lieu de l'action de ce roman. Il devient journaliste, photographe et écrivain, contribue aux revues The Guardian, Los Angeles Times et autres National Geographic, qui a publié plusieurs de ses ouvrages. 

Jimmy Bluefeather est son seul roman de fiction. Il a reçu en 2015, date de publication de l'édition originale, le National Outdoor Book Award (une fondation américaine).

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