La nef de Géricault

Le tourbillon de la création romantique. Du Grand Patrick Grainville !
De
Patrick Grainville
Julliard
Parution le 9 janvier 2025
320 pages
22,50 €
Notre recommandation
5/5

Infos & réservation

Thème

Le toujours jeune académicien et bientôt octogénaire Patrick Grainville, grand amoureux d’un art pictural contrasté, de Delacroix à Egon Schiele, se jette dans le bain du Radeau de la Méduse ; il s’agit de l’œuvre de Théodore Géricault, le tableau (1819) le plus admiré du Louvre (après Mona Lisa) et célèbre dans le monde entier. Tel le maître qui s’était lui-même mis au défi d’illustrer sur une toile blanche géante de 5 m de haut et de 7 m de large l’effroyable histoire vraie de ce naufrage improbable de la Méduse, Grainville s’est mis en tête d’en dépeindre la genèse.

Deux œuvres gigantesques, littéraire et artistique donc, qui accompagnent la destinée dantesque de presque cent cinquante naufragés en perdition dans l’océan immense au large de la Mauritanie, affamés et assoiffés, réduits à boire leur urine, brûlés par le soleil et finalement obligés de devenir cannibales pour retarder l’échéance fatale. Quinze survivront, dont certains témoigneront à l’appel du maître. Une mutinerie à bord occupera une grande place dans la toile mais, s’il dessine la révolte, « morceau grouillant, breughélien », Géricault sait bien « que la révolte matée ne sera pas le thème définitif » mais dit-il « il faut passer par toutes les transitions ».

L’essentiel pour l’écrivain, le plus intense, c’est la personne elle-même de Géricault, son désir. Le désir de peindre, le désir de vivre, d’aimer, qui ne se développe pas sans mélancolie. Cette désespérance, l’auteur sait s’en emparer, sans ralentir sa course comme un chevalier qui s’empare de sa proie au galop sans descendre de sa monture (Grainville et Géricault sont fous des nobles destriers). Le peintre va « entrer dans la tourmente hallucinée et lucide de la préparation ». Géricault se réjouit : « Nous sommes à cet âge romantique des grands bouleversements, des révolutions, des épopées, les carcans se desserrent. Cette possibilité de liberté à cheval achevait d’exaspérer les désirs ».

Points forts

  • L’immersion totale dans le processus créatif du maître Géricault, avec des descriptions picturales d’une précision quasi chirurgicale, notamment  une étude des corps saisissante (il envoyait ses commis à la morgue pour ramener des « échantillons »), bref  une approche scientifique de l’art. C’est à la limite du surréalisme.

  • L’auteur nous propose également un Géricault-enquêteur et il va s’identifier à l’artiste. Celui-ci peint, celui-là dépeint. Patrick Grainville raconte que Géricault avait convié à son atelier deux rescapés pour les encourager à en dire plus qu’aux enquêteurs officiels sur les circonstances du drame. Géricault était fasciné par l’aventure de ce chirurgien et de cet ingénieur qui sont tous les deux soupçonnés de cannibalisme, comme certains autres. Et comment ce gros bateau a-t-il pu s’échouer par beau temps (mais la nuit) au large de la Mauritanie, par quelle erreur tragique de navigation ? Bien sûr on apprend que le capitaine n’avait pas navigué depuis des années. Il avait fallu le récompenser comme étant un rescapé de la monarchie durant la Révolution. Ce capitaine en manque de navigation a pris la poudre d’escampette sur une chaloupe, laissant La Méduse et ses passagers à leur  triste sort. Il lui en coûtera trois ans de prison. Grainville raconte le périple de cette embarcation de fortune, arborant au sommet de la toile un haïtien hiératique en figure de proue, des chemises blanches déchirées en guise de fanions en haut d’un mât improvisé arraché au plancher, et qui a erré, traquée par les requins, pendant 13 jours au gré des flots déchaînés. Presque rien à manger, du mauvais alcool à boire (mais c’est encore mieux que sa propre urine…) des combats acharnés entre des hommes faméliques  pour gagner les meilleures places à l’abri des tonneaux. 

  • Quel lyrisme, quel style flamboyant ! Patrick Grainville  brosse un tableau saisissant du drame et de sa représentation

  • Autre point fort : le portrait au scalpel d’un homme torturé, hypersensible, très amoureux (Géricault ira jusqu’à enlever la femme de son oncle !) et très passionné, n’hésitant pas à briser les tabous de l’époque. La mort du maître (à 33 ans), très malade et souffrant le martyr, est poignante. On retrouve  là le Grainville des Flamboyants  et du Trio des Ardents. Un Grainville du cœur et de la passion où le sexe n’est jamais très loin.

Quelques réserves

Non, pas de réserves, même pas une seule (!), mais un simple avertissement au lecteur. De temps en temps, il lui faut mettre sa bouée de sauvetage sinon il risque d’être submergé par l’afflux d’images fortes, de sentiments exacerbés et par le style baroque, foisonnant de détails épiques. Sa démesure verbale peut donner le vertige.

Encore un mot...

L’évocation des relations et des amitiés de Théodore Géricault avec les autres peintres de l’époque comme Delacroix, un peu plus jeune, ou Horace Vernet, peintre quasi officiel de l’Empire, est fascinante.  Cette proximité avec les maîtres et les artistes est la marque de fabrique de Patrick Grainville lui-même, qui a écrit nombre d’ouvrages sur les peintres contemporains ou récemment disparus comme Francis Bacon ou son ami Tony Soulié ou élaboré de nombreux projets avec Zao Wou-ki  par exemple. Entre réalité et fiction, il écrit  sur son univers de prédilection, le « chaosmos » mot et concept de son cru.

Une phrase

  • « Je n’ai plus d’espérance », dit Géricault
  • « La poignée de survivants est là pour témoigner de l'abîme de notre temps. Ton  Radeau est vivant pour toujours. C’est le drapeau de la liberté » répond Delacroix

L'auteur

Patrick Grainville est né en Normandie en 1947, à Villers exactement, où il noue des liens avec Marguerite Duras (à Villerville où son père a été maire, il existe une école Patrick Grainville). Signe zodiacal: gémeaux. Agrégé de lettres, après avoir poursuivi ses études au lycée Henri IV, il commence une carrière de professeur. En un peu plus de 40 ans il produit plus de trente ouvrages écrits et racontés avec un style épique et une faconde qui firent merveille dans les émissions Apostrophe de Bernard Pivot, ce qui lui a ouvert les portes du prix Goncourt (Les Flamboyants) et du Grand prix de l’Académie Française où il sera élu ensuite au premier tour.

Parmi sa trentaine de romans, sept sont consacrés à la peinture, aux grands maîtres mais aussi aux jeunes pousses du surréalisme et à la création artistique en général : en témoigne un livre consacré à Bacon, un à Egon Schiele, plusieurs autres à Tony Soulié, un livre en collaboration avec Georges Mathieu. Il écrit aussi une trentaine de livres d’art. Réputé le meilleur « auteur prosaïque français » par Yann Moix, il a cependant continué d’enseigner jusqu’au bout, tout en animant quelques excellentes émissions littéraires. Principaux livres récents : Trio des Ardents (Seuil, 2023), Les Yeux de Milos (Seuil, 2021), Falaise des fous (2018), Bison (2014), Tony Soulié : la Cavale des Totems (Gourcuff 2012), Le Baiser de la pieuvre (Seuil 2010), Tony Soulié : l’Anagramme du Monde (2006), et Les Flamboyants (Seuil, 1976), prix Goncourt.  

Sur notre site, on peut lire sur ce même sujet Les naufragés de la Méduse, une étude historique de Jacques-Olivier Boudon. 

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