L'Archipel des Solovki

L'enfer dans toutes ses horreurs et ses complexités. Un grand livre
De
Zakhar Prilepine
Editions Actes Sud - 820 pages
Notre recommandation
5/5

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Lu
par Culture-Tops

Thème

Sur un archipel éparpillé dans la baie d’Onega, en mer Blanche, juste au sud du cercle arctique, se dresse un monastère fortifié du XVe siècle. C’est là que furent installés entre  les années 20 et 30 les « camps des Solovki à destination spéciale » (SLON), premiers centres de rééducation antérieurs au goulag  où des centaines de milliers de prisonniers russes de toutes origines et de toutes conditions ont connu le travail forcé au prix d’un taux de mortalité effroyable.

Interné pour parricide, le héros principal, Artiom Goriaïnov, s’y débat au milieu d’une multitude de détenus, truands ou tchékistes, intellectuels ou artistes, putains ou princesses, officiers de l’armée blanche ou soldats de l’armée rouge, scientifiques ou  prêtres, tous confrontés à un enfer glacé où l’instinct de survie prime bien souvent  l’esprit de  camaraderie.

Points forts

« L’archipel des Solovki », servi par une érudition sans failles fruit de multiples lectures et de plusieurs années de recherches documentaires, est d’abord un roman mais les amours chaotiques d’Artiom et de Galia ne sont que prétexte à peindre un monde concentrationnaire méconnu, une société artificielle telle que peuvent en engendrer les convulsions de l’histoire, révolutions ou guerres civiles.

Les déportés peuvent ainsi organiser dans la cellule d’un des leurs   des « soirées athéniennes »  où l’on parle  agréablement littérature et philosophie entre aristocrates cultivés et se retrouver le lendemain à charrier des grumes dans une eau glacée en compagnie de moujiks illettrés sous la férule de gardes sadiques.

Prilepine donne l’impression de vouloir mettre en scène ce que taisent les témoignages, même  sincères : c’était cela, les Solovki, un immense enfer, oui, mais où finit de fleurir le « siècle d’argent », l’effervescence artistique et littéraire des premières décennies du XXe siècle.

La complexité des protagonistes, tous capables du meilleur et surtout du pire, tour à tour exaltés et naïfs, cruels et joyeux, désespérés et croyants, amicaux et méchants, indifférents et chaleureux… Le seul sentiment qui leur demeure étranger est celui de la pitié, pitié pour eux-mêmes ou pitié  pour les autres.

Ainsi du chef de camp Eïkhmanis, (avatar transparent du directeur historique Eichmans, compagnon de Trotski) convaincu de diriger non pas une prison mais un laboratoire, une fabrique d’hommes nouveaux, arguant des réalisations scientifiques, éducatives et artistiques  menées au sein des Solovki (écoles, théâtres, bibliothèques, musées, orchestres, recherches de pointe)  et gommant les normes de travail inatteignables, le  froid, la faim, les tortures et les exécutions.

Les descriptions hallucinantes  de cauchemars semi-éveillés engendrés par un froid trop intense et un estomac trop racorni et qui confinent chez Artiom à la schizophrénie.

Quelques réserves

Le titre qui renvoie à « l’Archipel du Goulag » parle évidemment plus au lecteur français que le titre originel, « Obitel »  (Monastère), mais il atténue la dimension transcendantale présente tout au long de  l’ouvrage, en particulier lors de la scène fascinante où le Père Ioan entraîne une chambrée d’athées  affamés et glacés à une confession publique suivie d’une communion symbolique.

Des longueurs, normales au vu du nombre de pages, mais particulièrement sensibles dans l’interminable virée d’Artiom et de Galia en Mer Blanche au cours de laquelle ils manquent de s’entretuer.

Encore un mot...

Prilepine établit une filiation entre les périodes tsaristes et soviétiques, les premières ne le cédant en rien aux secondes en termes de cruauté, alors que demeure immuable la pérennité de l’âme russe. En ce sens, il se situe plus près de Dostoïevski que de Soljenitsyne : « J’ai voulu écrire moins sur les camps que sur les Russes » a-t-il dit sur Arte dans une émission du  17 octobre 2017.

Une phrase

P.713 Une commission de contrôle venue de Moscou fait un constat qui présage le développement du Goulag :

« La commission s’attendait à trouver, dans le régime des Solovki, le premier camp de travail de l’Union Soviétique, un ordre légal plus ou moins établi. La bonne mise en route apparente de la production, les travaux à grande échelle consommateurs de main d’œuvre, un vaste programme de construction de logements, la présence de cadres tchékistes relativement solides, tout cela semble-t-il, aurait dû assurer un aménagement normal du travail… En réalité, c’est le contraire qui s’est produit. Sur la base de données ne concernant que le processus du travail, la commission arrive à la conclusion qu’à multiplier les outrages, les passages à tabac et les tortures sur les détenus, on a fini par en faire un véritable système. » 

L'auteur

Né en 1975 dans un petit village de la région de Riazan, Zakhar Prilepine se définit comme national-bolchevique c’est-à-dire qu’il a des idées de gauche imprégnées de l’histoire et de la littérature russes. C’est un écrivain de combat, au sens propre du terme  puisqu’il a participé aux deux guerres tchétchènes en qualité de commandant et s’est engagé début 2017, lors de la guerre du Donbass, dans les forces militaires de la République populaire de Donetsk à la tête d'un bataillon de volontaires.

Il s’impose à 42 ans comme l’un des plus grands romanciers russes contemporains avec cet « Archipel des Solovki », livre traduit en plusieurs langues et le plus vendu actuellement dans sa patrie d’origine.

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