Les Dés

Le parcours tragique d’un jeune garçon dans un Empire ottoman sur le déclin
De
Ahmet Altan
Actes sud
Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
Parution en octobre 2023
205 pages
21,80 euros.
Notre recommandation
3/5

Infos & réservation

Thème

Au début du XXème siècle, trois frères d’extraction populaire vivent dans la région d’Istanbul.

Ziya, le plus jeune et Hakîm, plus âgé de trois ans, grandissent sous l’emprise protectrice d’Arif, l’aîné, jouissant au sein de leur communauté Tcherkesse de la réputation de caïd craint et respecté de tous.

Ce peuple Tcherkesse est une des composantes caucasiennes de l’immense Empire ottoman.

Dans un environnement voué, par sa lente et inexorable décomposition à une dislocation certaine, les diverses ethnies, intégrées dans cette mosaïque explosive, usent pour leur survie d’une volonté de domination régie pour l’essentiel par la violence.

C’est dans ce climat que Ziya évolue, imprégné des propos assignés par Arif : l’importance d’être un homme digne en toutes circonstances, sans peur de la mort, et de respecter un code d’honneur immuable envers sa famille et sa nation.

Au décours d’une rixe l’opposant à un albanais proche du sultan local, Arif est tué. Le désir de vengeance entraîne Ziya jusqu’à l’assassinat du meurtrier. Condamné et emprisonné dans des conditions inhumaines, il voit sa détention distraite par l’exercice du jeu de dés auprès des autres détenus chez qui il acquiert rapidement une réputation mêlant crainte et admiration.

Extrait de sa geôle par l’intervention mystérieuse d’un protecteur, il est emmené dans la région d’Alexandrie où il vit reclus dans une exploitation agricole.

La rencontre de deux femmes, Nora, jeune médecin discrète et Tahirê Hanîm, riche propriétaire exubérante attirée par ce jeune tueur, offrira à Ziya l’apprentissage de sentiments inhabituels qu’il ne sait analyser.

Recruté par un groupe de conspirationnistes et rapatrié à Istanbul, il se voit confier la mission honorifique d’exécuter le grand Vizir. Il accomplira sa tâche avec la rigueur froide et efficace de l’homme d’honneur...

Condamné à la peine de mort, il mourra à l’âge de 22 ans.

Points forts

Ahmet Altan connaît à l’évidence l’histoire vraie à partir de laquelle il s’est inspiré pour écrire ce roman.
L’écriture est ciselée sans être ampoulée, descriptive sans fioritures et d’une coloration camusienne fort à propos dans le thème abordé.
L’intrigue est habilement menée jusqu’à son terme avec une dramaturgie maîtrisée.

Quelques réserves

Très peu en dehors peut-être d’une forme d’errance dans le déroulement de certains événements mais qui accentue leur mystère, notamment autour de ce protecteur magnanime dont on ne saura que peu de choses...

Encore un mot...

Ahmet Altan  est journaliste et écrivain.

Il aurait pu avoir une formation de psychiatre tant les personnages principaux distillent une cohorte symptomatique évocatrice et cette écriture n’est pas sans rappeler les textes d’auteurs comme Alice Ferney.

Nora, derrière une réserve doucereuse et mutique, mêle l’intérêt et l’indifférence pour Ziya tandis que Tahirê Hanîm est motivée dans son rapport à son égard par une attraction morbide tant il représente la violence suprême, distant qu’il est de la vie et de la mort. Et dans les deux cas, son rapport aux femmes est complexifié !

Quant à Ziya lui-même, c’est un véritable cas d’école de la perversité narcissique : surestimation de soi au point d’enjamber la mort, passage vers l’héroïsme, dédain des autres, difficulté du lien surtout avec les femmes, réduites à leur fonction sexuelle dont il use auprès de nombreuses prostituées, incapacité à identifier le sentiment amoureux.

Altan le qualifie de fou vers la fin du roman, parachevant un portrait sombre...

Une phrase

  • « Les leçons inoubliables qu’ils (Hakîm et Ziya) tiraient de ces conversations, autant que des conseils d’Arif, étaient des jalons pour l’avenir : un homme n’a peur de rien, pas même de la mort ; la couardise est la plus grande honte ». Page 8
  • « Ni la mort ni la vie n’avaient d’importance. Il jetait les dés. Le jeu n’avait rien à voir avec l’argent, pas plus que la vie avec le fait de vivre, la mort avec celui de mourir ». Page 185

L'auteur

Ahmet Altan est donc journaliste d’opposition en Turquie, suivant les traces de son père, communiste engagé, poursuivi en son temps par le pouvoir en place.

Il a été lui-même accusé et condamné à de très lourdes peines à la suite du coup d'État avorté en 2016 contre le régime actuel sans qu’il y ait eu une authentique implication de sa part, ce que ses avocats n’ont pas manqué de prouver.

Libéré sous conditions, il ne peut quitter aujourd’hui la Turquie et est encore sous le joug de diverses procédures judiciaires dont le but est naturellement de le priver de parole.

Il a réussi néanmoins à faire publier à l’étranger plusieurs romans dont Madame Hayat.

qui obtiendra en France le prix Fémina- étranger en 2021

Les Dés a été écrit en prison et cette situation extrême est sans doute à l’origine d’une force qui lui est conférée pour traduire au mieux le climat de menace qui l’entoure, la relativisation des notions de vie et de mort et l’esprit de lutte vivace et pérenne contre les injustices d’un régime politique que l’on subodore... 

Le jeu de dés est symboliquement versé au compte d’une forme d’incertitude de l’avenir et de la puissance machiavélique d’un pouvoir tentaculaire.

L’ Amour est une force de résistance qui échappe à Ziya, enfant d’un pseudo-marivaudage qui le dépasse et qui aurait pu s’intituler : « Le jeu du non-amour et du hasard !»

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