Rattraper l’horizon

Hallucinante réalité d’un cri de vie à Kaboul
De
Khosraw Mani
Actes Sud
Publication le 20 août 2025
2222 pages
21 euros
Notre recommandation
4/5

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Lu
par

Thème

Le narrateur ne donne jamais le prénom du personnage dont nous accompagnons la destinée. Dès le prologue, Khosraw Mani nous intrigue par le récit d’une suite d’événements fugaces autour d’un départ précipité et caché, dans un endroit reculé d’Afghanistan. Nous sommes au tout début des années deux mille.

Puis, retour en arrière au cœur d’une enfance qui se révèle très pénible, pauvre, tragique, dénuée d’amour parental, entourée d’amitiés sincères ou médiocres. 

En Afghanistan, c'est le départ des troupes russes et l’arrivée des moudjahidines, puis des talibans.

Surviennent l’adolescence et la vie de jeune homme. Les personnages qui côtoient ce jeune  Afghan - son père le mollah du village, sa marâtre, le muezzin Akhtar, les amis, Zaki, Nazro,  Abdol,  l’Ingénieur - tournent plus ou moins tristement de places en échoppes, routes poussiéreuses, maisons, mosquée. Peines et brimades rôdent dans l’état d’enfermement palpable de tous ces êtres. Le don d’un appareil de radio lui fait découvrir un autre monde, extérieur, empli de musique, de récits et de voix sincères. L’espoir naît.

L’homme est contraint de partir à Kaboul, « dans le vrai monde ». Les circonstances dramatiques seront dévoilées à la fin du roman. 

Le récit passe à la première personne. Toujours pas de prénom.

S’ensuit une arrivée onirique dans la capitale, ses rues, ses terrains vagues, ses arbres étriqués, ses bars, ses gourbis et ses bordels. La réalité est hallucinante. La description des gens, des lieux, des beuveries, du sexe, de la poussière, des mouvements ou des objets, se fait dans une sorte de litanie, de rap, où règne le matériel d’une vie au jour le jour, sans projets, sans avenir autre qu’une satisfaction immédiate, brève, voire brutale, tirée de plaisirs frustes.

La solitude, présente malgré deux amis voyous intellos dont la rencontre séduit notre homme, persiste dans cette errance. Frustration, absurdité quasi permanente, sont cependant à peine exprimées.

Notre témoin peut-il  réagir ? La lucidité va naître en lui et son silence sera un cri de vie.

Points forts

Le récit est alerte, parfois frénétique, l’écriture vive, précise, soutenue ; c’est la première fois que l’auteur écrit en français, lui dont la langue est le persan. Les mots en multitude s’enchaînent dans une réalité brumeuse presque irréelle. Le lecteur reçoit une foule d’images choquantes ou simplistes en cascade, reflets de cette vie de fou …. Les descriptions sont claires, nettes, colorées, odorantes, brèves, ou étonnamment longues. Le tourbillon de réalisme et d’expressionnisme donne l’impression de combler l’immense vide de la vie de ces personnages ; des êtres perdus dans un pays perdu. 

Tout est prégnant, la misère, l’isolement. L’aridité terne, la noirceur, la violence et la cruauté sont exprimées avec force et un reste de pudeur ou d’ aveuglement, d’insensibilité à la douleur, indispensables à la survie.

En dépit de tout, il se dégage parfois de cette succession cauchemardesque, des actes, des flashes, de cet homme tout juste éveillé. L’auteur réussit à le rendre attachant, lui qui semble se perdre, mais qu’un halo d’espoir viendra entourer et pénétrer à force d’un désir de vivre plus crucial que instinctif.

Quelques réserves

Le lecteur peut être désarçonné par des images crues, obscènes. Une sensation pénible s’installe, sans s’imposer. Pour autant, comprendre, accompagner, écouter les personnages vaut la peine de s’attarder auprès d’eux.

Encore un mot...

Le langage est parfois étrange, qui se lance dans d’énormes descriptions saccadées d’objets, d’actes infimes, ou intimes, de dialogues qui n’en sont pas vraiment. Chacun réagira à cette invasion de l’instant, dans ce pays où la désorganisation fait la loi plus que la loi elle-même semble-t-il.

Cela traduit ainsi l’état d’un pays et de son peuple emprisonnés dans un tourbillon de réalités désespérantes. 

La politique et la présence de l’État restent dans l’ombre. L’auteur dévide des vies d’une immense misère de la place d’un  village aux rues de Kaboul. La défiance, les interdits ne laissent pas de place à la peur.

La fuite semble la seule issue salvatrice.

Une phrase

« Cela dit, je ne m’enferme plus dans le passé pour me priver de l’avenir, qui est justement là, dehors, dans une baraque-monde au bord de la rivière. Je prends mon petit déjeuner, m’habille, me regarde dans le miroir, et sors. Debout au milieu de la rue, le gros chien hurle en direction du ciel. C’est la fin du monde, crie le boulanger. Ou bien le commencement d’un autre  m’entends-je-dire, et l’idée d’acheter un parapluie me vient à l’esprit, petit toit portatif que je n’ai jamais eu.

J’en trouve un chez un vendeur de rue, un arc aux sept couleurs comme disent les poètes, le déploie comme si  je déployais un deuxième ciel au- dessus de ma tête, et me dirige vers mon quartier favori. Une vilaine grimace céleste et la ville a tout à coup changé de visage. Ce n’est plus la poussière qui y règne, c’est l’eau pluviale qui se transformera bientôt en fange, et plus tard, de nouveau en poussière. Je suis la foule pressée. Des bouquinistes, il n’y en a plus aujourd’hui, pas un seul. Je traverse le pont duquel s’approche, tanguant et titubant, un monticule d’ordures. »   Page 138

L'auteur

Khosraw Mani, journaliste et écrivain afghan, est né à Kaboul en 1987. Diplômé en droit et en sciences politiques, il a travaillé pour Radio Free Europe, et a été membre du cercle des écrivains,  éditeur d’une revue littéraire et jury du festival de Nowrouz. Il vit à Kaboul jusqu’en 2015. Exilé, comme on le sait, pour fuir les talibans, il mène sa carrière  d’auteur en persan à Paris. En 2018 paraît aux Éditions Intervalles Une petite vie puis La mort de son frère (Actes Sud, 2020). En 2025 paraît Rattraper l’horizon écrit en français. 

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