Serge

Serge qui rit, Serge qui pleure. Une émouvante et délirante pseudo-fiction
De
Yasmina Reza
Flammarion, 6 janvier 22021 -
240 pages -
20 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Voici un livre qui ressemble bien plus à une pièce de théâtre qu’à un roman : un sujet dramatique ancré dans l’histoire, un traité dérangeant et décalé, des personnages attachants, dérisoires ou fantasques, des dialogues enlevés. Mais Serge est aussi une réponse à la fameuse question très actuelle : peut-on rire de tout ?

Ne serait l’humour grinçant, le verbe fort et les répliques assassines de l’auteure d’Art on risquerait vite de trouver cette nouvelle exploitation d’un thème génocidaire universel, traité cette fois-ci sur un mode ironique, scabreuse voire insupportable. Yasmina Reza a donc imaginé ce voyage initiatique mémoriel d’une fratrie, Serge, Jean (le narrateur) et Nana plus des rejetons de cette famille ashkénaze improbable, les Popper, un peu déjantée et pour le moins perdue, sur les sites tristement célèbres des fours crématoires et des camps de concentration présentés comme les meilleures attractions (sonorisées !) d’un Center Parc ou d’un Disneyland de la Shoah. Cela pourrait être insoutenable mais en fait c’est jubilatoire ! Au détour d’une situation cocasse, d’un constat délirant (« Ici, il y a trop de fleurs parce que le juif est un bon engrais ») et parce que, à Auschwitz ou à Birkenau, la vie continue, on se surprend à pouffer de rire sans culpabiliser le moins du monde.

Mélange du Chagrin et la Pitié et des Bienveillantes mis à la sauce Woody Allen ou Charlie Chaplin, ce Serge est surtout un grand moment d’autodérision et de mise à nu de personnages assaillis par la mélancolie et confrontés à leur insignifiance. 

Yasmina Reza, poète et dramaturge, va nous emmener au bout du bout. Arrivé à la fin du roman et du grand voyage, celui de Serge qui a beaucoup (trop) fumé et s’est laissé aller à tous les excès et pour, une fois encore, étouffer le moindre sanglot derrière une anecdote dérisoire, il nous prend l’envie de parodier Musset : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots. » Oui, ce Serge là est beau. Éblouissant même !

Points forts

- Humour (noir ou non) et virtuosité de la plume. Deux qualités qui sautent à la figure dès les premières pages du roman. Au début, lorsque Jean, le narrateur, se retrouve à la piscine et va être obligé de se mettre à l‘eau dans un slip de location (en lycra surtout, car c’est le règlement). Il est d’abord trop grand puis trop petit (et vert !) et dans lequel Jean n’arrive pas à «caser» ses attributs. C’est absolument hilarant. Dans la foulée, une autre scène où la maman va disparaître sous l’œil apitoyé de Poutine en peinture, qu’elle vénère, en train de caresser un guépard. Et puis l’ami Maurice, avec ses dents en castagnettes : «Il aurait dû faire des implants, qu’est- ce que tu veux, les Blum l’ont fait vers 80 ans ; ils ont bien fait de faire ces implants jeunes !»

- Dialogues étincelants. On retrouve tout le talent de la dramaturge. Des répliques pétillantes en deux ou trois mots qui font mouche mais qui révèlent toute la psychologie névrotique des personnages qui s’aiment et s’insupportent à la fois.

- La profondeur, le message. Un huis clos presque Sartrien. Sans aller jusqu’au fameux « l’enfer c’est les autres » Serge c’est aussi l’enfer…mement familial, la fatalité qui s’abat sur ces jeunes vieux qui se regardent vieillir ensemble, frères et sœurs. Si on rit aux éclats tout au long du livre, ce rire devient de plus en plus forcé de page en page.  « Mon livre est comme ombragé par la mort, il commence par la mort, il finit par la mort » a écrit Yasmina Reza.

Quelques réserves

Le roman est foisonnant  de comiques de situations, de réflexions à la fois absurdes et de bon sens, de chamailleries sans queue  ni tête, alors forcément on est un peu perdu. Quel fil conducteur ? Quelle histoire, quelle pensée ? Si l’on cherche une intrigue, un développement et un dénouement, on risque fort d’être  déçu. Mais si, fermant une seconde les yeux, on se projette sur la scène d’un théâtre dramatique et de sa conclusion fatale « la farce est jouée, il faut tirer le rideau », on sera comblé comme toujours avec Yasmina Reza.

Encore un mot...

Une mise en scène livresque de l’humour yiddish à la française et accessible à tous les Goyim. Aller se promener à Auschwitz en famille pour se distraire et prendre l’air, il fallait oser, Yasmina Reza l’a fait avec talent et toute la distance qu’il convient. En introduisant du comique dans le tragique, elle jette un regard implacable et vrai sur la déchéance et la mort.

Une phrase

« Birkenau, ça veut dire « la prairie aux bouleaux » a dit Joséphine (la fille de Serge) en quittant le parking. » Aucun panneau n’indiquait le camp II.  J’ai suivi les rails, nous avons tourné en rond il n’y avait pas âme qui vive. Sur la voie ferrée il y avait deux wagons comme perdus, deux wagons attachés de bois et de fer du modèle qu’on disait à bestiaux.

- Sors de la voiture papa, c’est la Judenrampe
- Laissez- moi
- 500 000 déportés sont arrivés là
- Je m’en fous
- C’est le pire endroit du monde, papa
- Je suis attaqué par des bêtes
- Eh ben sors, alors
- C’est quoi la Judenrampe ? vous me faites chier  avec la Judenrampe.
- C’est là où les juifs sont arrivés en majorité
- Je la vois de la voiture. On va rester ici 1000 ans ? Quel est le cinglé qui a fait cette baraque ? (Serge)

L'auteur

Yasmina Reza, écrivaine, auteure dramatique, scénariste, réalisatrice  prolifique et primée de nombreuses fois, est née en France il y a 60 ans d’un père irano-russe ingénieur et d’une mère hongroise violoniste, tous deux juifs ashkénazes réfugiés en France. 1987 : Conversation après un enterrement (1987), première pièce, premier Molière (elle en rafla au moins trois).

Lue et jouée dans le monde entier (ses œuvres sont traduites en 35 langues), elle reçoit en France le prix Renaudot pour Babylone (Flammarion, 2016), mais c’est le théâtre qui lui vaut son immense notoriété, notamment la pièce « Art » (1994), joué par Arditi dans laquelle elle moque le milieu germanopratin et le snobisme de soi-disant amateurs d’art éclairés. Elle reçoit le Tony Award (2 fois) et le Laurence Olivier Award (2 fois !) de la meilleure comédie et en France le grand prix théâtre de l’Académie Française. Multifacette, elle reçoit le prix littéraire du Monde pour Heureux les Heureux (Flammarion, 2013). Sa pièce Le Dieu du carnage (2006) a été adaptée et portée à l’écran en 2011 par Roman Polanski (Carnage). Son ADN ? Le sens du ridicule, le théâtre des paradoxes.

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