LES CRABES ou (ou les hôtes et les hôtes)

Ça pince là où ça fait mal. Un “cauchemar comique“ à la Dubillard
De
Roland Dubillard
Production : la compagnie La Tangente
Mise en scène
Franck Hoffmann
Notre recommandation
3/5

Infos & réservation

La Scala Paris
13, Bd de Strasbourg
75010
Paris
01 40 03 44
Du 6 avril au 26 mai 2024. Le samedi à 21h30. Le dimanche à 17h30 ou 19h30

Thème

  • En un mot : c’est l’envahissementDès le début, on nage en plein délire, comme l’affirme l’auteur. pour qui Les Crabes, « c’est un cauchemar comique ». Pas un cauchemar en cuisine, mais un cauchemar sur scène. 

  • Le pitch est celui-ci : un couple assez âgé, complètement délirant et déjanté, arrive dans une maison, une villa au bord de la mer qu’ils ont louée à un jeune couple resté là pour les accueillir. Problème : dès qu’ils arrivent - c’est la deuxième scène - ils annoncent avoir perdu leur chien, et l’on craint que le cabot ne soit bourré d’explosifs… Panique. C’est le drame. 

  • Nos voyageurs sont accueillis par les charmants jeunes gens qui sont par ailleurs assaillis par les exploits d’huissier. Autre problème récurrent qui va plomber l’atmosphère un peu plus d’heure en heure, une fuite d’eau dans la maison. Ça fuit de partout, au point de remplir les baignoires qui se vident toutes seules n’importe où ! Et aucun plombier disponible. Pas facile pour accueillir les hôtes payants. 

  • Mais au fait, pourquoi Les Crabes ? Tout simplement parce que ce bord de mer est un lieu privilégié pour la pêche aux dits crustacés. Et pour qu’on en soit certain : les jeunes hôtes sont affublés de magnifiques pinces en plastique rouge, qu’ils ont enfilées comme des gants de cuisine ! Plus insolite encore : c’est tellement bon qu’ils  sucent les pinces-caoutchoucs consciencieusement…

  • Mais les crabes sont redoutables, ils vous rongent de l’intérieur sans que l’on s’en rende compte. La pièce avance ainsi, cahin-caha, un mot en entraine un autre sans logique apparente, les phrases se télescopent. C’est du délire, les dialogues et les personnages surréalistes, du style « Hi, on s’aime bien tous les quatre, je vous appelle papa et maman ? D’accord ? Voici la chambre, on l’a aménagée en chenil en tranches !  On peut y mettre 10 cigarettes et un cheval en travers » ! 

  • Les locataires eux sont odieux et profondément, viscéralement, méchants. Ils sont lubriques, drogués et malades du choléra, ils vont finir par avoir la peau, pardons les pinces,  des crabes. On craint assez vite que tout cela ne se finisse dans un bain... de sang. Ainsi va le triste monde : si le crabe est bon, l’homme est mauvais !

Points forts

  • Tout repose sur l’interprétation remarquable du couple infernal des locataires, notamment de l’incroyable Maria Machado en matrone nostalgique, voluptueuse blonde complètement barrée. On la retrouve dans sa baignoire au milieu des spectateurs. A ses côtés, le Denis Lavant bien connu, inquiétant, toujours vindicatif et armé d’une mitraillette, ou de deux. Mitraillettes en bois certes, mais quand, même il fait peur. Et si c’était une vraie ? 

  • La mise en scène est exceptionnelle, spectaculaire, décalée et drôle, tout au service de l’évolution des acteurs. C’est du grand n’importe quoi, mais maitrisé et organisé, du grand guignol en contrepoint d’une tragédie classique. Le point d’orgue est certainement l’immense baignoire qui fuit tout en débordant et qui grimpe dans les gradins. une immense structure métallique sur scène emprisonne les deux propriétaires comme dans une toile d’araignée. On s’affronte à coup de chaises comme des gladiateurs dans l’arène. C’est le chaos d’une humanité plongée dans une immense poésie scénique

Quelques réserves

  • L’intention de Roland Dubillard, grand poète chantre de l’humour noir, n’est pas toujours facile à décrypter. On a peut- être un peu de mal à se glisser dans la peau d’un gentil crabe qui serait paré de toutes les vertus. Dans la pièce les crabes concentrent en eux tout ce qui faisait l’humanité, tout le bon et le sacré qui jusqu’ici était l’apanage de l’homme. 

  • Mais le jeune homme-crabe et la jeune fille-crabe ne vont pas résister longtemps à la perversion du rouleau compresseur de ceux qui se revendiquent humains. Démonstration plutôt contre-intuitive mais qui trouve une certaine crédibilité dans l’actualité.

Encore un mot...

  • L’auteur explique et écrit : « Le Crabe c’est une bouche. Le jeune homme et la jeune fille mangent des crabes qui ont tendance à remonter avec leurs pinces et leurs pattes, s’accrochant le long de l’œsophage de ceux qui les mangent. Le crabe monte, l’angoisse monte pour envahir complètement la personnalité des mangeurs qui vont se transformer  dans ce qu’ils mangent: en crabes (hystériques !) » 

Une phrase

Scène 5
La jeune fille : « Je vais accompagner ces messieurs-dames, vous me suivez papa et vous aussi maman, vous permettez que je vous appelle papa et maman, ça me ferait plaisir ? »
Monsieur : Pof 
Madame : Pif
La jeune fille : « Ne vous inquiétez pas pour votre chien. Comment s’appelle-t-il ? 
Madame : Pof
Monsieur: Pif. »

L'auteur

  • Auteur de l’absurde, comme Ionesco et Beckett, Roland Dubillard est passé maître dans l’alchimie des mots, dans le sillage de Raymond Queneau. Il est né en 1923, mort en 2011, mais sa brillante carrière de créateur insatiable a été ralentie à partir de 1987 suite à une hémiplégie. 

  • De 1946 à 1962, Dubillard travailla surtout pour la radio. Pour la RTF il écrivit et coproduisit des émissions célèbres comme l’urbanismematière et mémoire pour Jean Tardieu et des sketches avec Pierre Dumayet et François Billetdoux. Puis ce sont les sketches Grégoire et Amédée sur les ondes de Paris Inter,  Dubillard joue Grégoire dans ces célèbres feuilletons qui deviendront spectacles de cabaret, avant d’être édités en albums (les Diablogues) et interprétés par François Morel et Jacques Gamblin. 

  • Dubillard reçoit le Molière de l’auteur en 2008. Il écrivit en effet pour le théâtre Où boivent les vaches, créé par la Cie Renaud Barrault, Si Camille me voyait puis Naïves hirondellesLe jardin aux betteraves, et donc Les Crabes, en 1971.

  • Il tourne alors dans des films à succès comme La grande Lessive de Jean-Pierre Mocky et Les vécés  étaient fermés de l’intérieur de Patrice Lecomte (1976). Roland Dubillard reçut le grand prix d’interprétation de l’Académie du cinéma (les futurs Césars) pour Quelque part, quelqu’un (Yannick Bellon 1973), fut ensuite élevé au rang de chevalier de la légion d’honneur. 

  • Cet écrivain, dramaturge, scénariste, poète et même acteur, artiste protéiforme, a porté l’humour (noir, mais pas que) au plus haut sommet à l’instar de son ami Francis Blanche, ou de Bourvil. Son poème fétiche et prémonitoire était Je dirai que je suis tombé. Chapeau, Dubillard !

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