Le monarque des ombres

La force des grands auteurs: "incarner" l'Histoire.
De
Javier Cercas
Editions Actes Sud- 314 pages
Notre recommandation
4/5

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Thème

1938 : Manuel Mena meut à 18 ans en combattant dans l’armée franquiste. Il était le grand oncle de Javier Cercas, qui depuis des années rassemble des informations et des témoignages sur son aïeul sans jamais se décider, jusqu’à présent, à raconter son histoire. Car à travers le destin brisé de Manuel Mena, c’est l’histoire de sa famille - qui avait pris fait et cause pour Franco - et la honte ressentie par l’auteur à son encontre qui est le véritable enjeu du livre.

Comment accepter cette encombrante ascendance toute en honorant la mémoire familiale ? Le livre est la réponse. En cherchant à comprendre, en creusant jusqu’à l’origine des actes et des motivations qui les guident, en mêlant la rigueur de l’historien à la sensibilité de l’auteur, en trouvant les réponses qui vont réconcilier le souvenir et ce qui s’est réellement passé en 1938, lors de la bataille de l’Ebre.

Points forts

1. Javier Cercas construit une oeuvre forte qui questionne son pays sur les traumatismes liés à la guerre civile. Il a déjà publié un livre - “les soldats de Salamine”, qui l’a fait connaître - sur la guerre d’Espagne et un autre - “anatomie d’un instant” - sur le coup d’état raté d’un quarteron de généraux franquistes voulant porter l’armée au pouvoir en 1981.

“Le monarque des ombres” peut être considéré comme le troisième volet d’une trilogie. On peut penser qu’il aura trouvé une sorte d’apaisement dans les réponses à cette quête acharnée et douloureuse.

2. Le matériau sur lequel repose le livre est extrêmement maigre : très peu de faits sont avérés pour retracer le parcours de Manuel Mena, comprendre ses motivations, appréhender sa trajectoire. Derrière les souvenirs fugaces des rares personnes encore en vie qui ont croisé son grand oncle, l’auteur se garde bien d’extrapoler et de romancer son récit. Mais la réalité est ici plus forte que la fiction et Javier Cercas n’aurait peut-être pas imaginé - ou peut ne l’eût-on pas cru - que l’histoire le prendrait ainsi par la main.

3. La famille est un ressort dramatique exceptionnel, l’épicentre d’une somme d’histoires, de destins croisés, d’oublis tragiques qui donnent au romancier une “matière” qui peut se transformer en or. Comme Daniel Mendelsohn, qui était parti à l’assaut de l’histoire de sa famille dans le monde entier pour livrer avec un récit halluciné, “les disparus”, Javier Cercas trouve avec son personnage le point d’équilibre entre sa famille disparue et ses valeurs.

Quelques réserves

Je les ai cherchés mais j'avoue que dans les huit livres écrits par Javier Cercas, je n’ai rien trouvé qui puisse s’apparenter à une faiblesse, fut-elle passagère. Mais je continue à chercher ...

Encore un mot...

Javier Cercas a longtemps hésité à rouvrir cette plaie béante qu’est la guerre d’Espagne : cette guerre civile, qui a conduit des milliers d’Espagnols à se massacrer sans pitié dans des combats d’une rare violence. Mieux encore qu’un livre d’histoire, son roman permet de comprendre cette mécanique implacable qui a fracturé durablement le pays en deux.

Une phrase

“Je pensais que pour raconter l’histoire de Manuel Mena, il fallait que je raconte ma propre histoire ; autrement dit, je pensai que pour écrire un livre sur Manuel Mena, je devais me dédoubler : d’un côté je devais raconter une histoire, l’histoire de Manuel Mena, et la raconter comme le ferait un historien, avec le détachement et la distance et le souci de véracité d’un historien, m’en tenant strictement aux faits, et laissant de côté la légende, l’imagination et la liberté du littérateur, comme si je n’étais pas qui je suis mais un autre ; d’un autre côté je devais raconter, non pas une histoire mais l’histoire d’une histoire, c’est à dire l’histoire de comment et pourquoi j’en étais venu à raconter l’histoire de Manuel Mena, même s je ne voulais pas la raconter ni l’assumer, ni l’ébruiter, même si toute ma vie j’avais cru être devenu écrivain précisément pour ne pas écrire l’histoire de Manuel Mena”. (pages 305 - 306).

L'auteur

L’oeuvre de Javier Cercas - 8 romans traduits dans une trentaine de langues - en fait un auteur important, au-delà de l’Espagne. Elle est traversée par la recherche de l’identité, qui le pousse à se mettre parfois en scène, comme un personnage de l’histoire. Certains de ses livres peuvent d’ailleurs être considérés comme des essais, des romans enrichis par sa personnalité, preuve de son rapport très intime avec la fiction mais aussi la réalité.

Qu'est-ce qui fait de Javier Cercas un auteur exceptionnel, dont on puisse à la fois se sentir proche tout en le vénérant? Il me semble qu'il a trouvé ce point d'équilibre, si rare, entre imagination et humanité. Comme un acteur qui ne joue pas mais qui incarne un personnage, Javier Cercas ne raconte pas, il est l'histoire. Il ne cherche pas à "faire vrai".

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