Sans plus attendre

Le destin de celle qui s’est jouée du temps : une interprétation inventive de la face cachée de l’épopée homérique.
De
Sylvie Durastanti
Tristram Editions
Parution le 6 janvier 2022
224 pages
19€
Notre recommandation
3/5

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Thème

Sur une île grecque, assiégée par la mer, une femme attend. Voilà plus de quinze ans que son mari est parti pour la guerre. Leur fils, devenu jeune homme, ne connaît de son père que les traits d’un visage dont il a hérité. Leurs domestiques désespèrent de revoir un jour leur maître, tandis que sa demeure est remplie d’intrus convoitant son épouse. Pour donner une chance à l’homme de rentrer parmi les siens, ils doivent gagner du temps, l’étirer, l’inverser, le suspendre. 

S’ils ne sont nommés qu’à la fin du roman, on reconnaît bien vite les personnages de l’Odyssée. Dans leur prison dorée, décrite avec simplicité et poésie, on découvre la patience et l’intelligence de Pénélope, la sagesse et la dévotion d’Eri, et à travers leurs souvenirs, la ruse et la clairvoyance d’Ulysse. En donnant la parole à celles qui sont restées sur l’île, ce roman présente une interprétation inventive de la face cachée de l’épopée homérique.

Points forts

Ce roman présente une succession de points de vue sur la longue attente du retour du maître parti à la guerre. On découvre ainsi les perceptions, les réflexions et les souvenirs de « La Maîtresse » de maison et de sa domestique Eri. Mais cet ancrage subjectif permet à l’auteure de jouer sur les modalités du récit. Ainsi, les passages d’introspection profonde alternent avec des dialogues intériorisés, traversés par les voix de protagonistes auxquels on ne donne pas directement la parole, ou encore de longues prosopopées à l’évocation de moments passés. Plus inventif encore, le discours peut se construire à deux voix, tandis que les pensées s’entremêlent, se font écho, et livrent simultanément deux versions d’un même événement. Cette multiplication des perspectives donne au récit un relief remarquable.

Comme on peut s’y attendre, la temporalité fait l’objet d’un traitement particulier. Le thème de l’attente est décliné grâce à de nombreux effets de rythme, que l’on relève d’emblée dans les prises de parole qui structurent le roman : certaines frappent par leur extrême concision, où se dessine à peine une pensée, un sentiment, une impression ; d’autres s’étendent en de longues descriptions contemplatives, mélancoliques et méditatives. Le paysage de l’attente prend forme à travers les réflexions profondes de « La Maîtresse » et la parole performative de ceux qui l’entourent, puis se dissout et se redessine au gré des ellipses et des souvenirs. Par moment, des effets d’accélération viennent rompre l’impression d’étirement des jours à l’infini : ainsi de l’instant où Pénélope fend la toile de son ouvrage, renversant le cours du temps à son avantage. Cette montée en puissance s’intensifie dès l’entrée en scène du mendiant (qui n’est autre qu’Ulysse) et culmine au moment de dévoiler sa véritable identité, tandis que l’attente prend fin. Le roman, grâce à ces enchevêtrements temporels, met en mouvement un épisode resté dans l’ombre de l’épopée homérique et que l’Histoire semblait avoir figé à travers les siècles. La Pénélope passive et immobile de l’Odyssée redevient actrice de sa propre attente. 

De ce fait, le style à la fois simple et poétique permet de déployer toute une réalité matérielle qui nous plonge dans le quotidien des personnages. Les pins, la rivière, le flux et le reflux des vagues, la mer à l’horizon, mais aussi les figues, le fromage de chèvre frais et les gâteaux au miel, ou le petit cheval de bois de Télem… A travers ces objets, c’est un paysage sensible qui se forme, dans lequel saveurs, senteurs et impressions tactiles acquièrent une réalité étonnamment concrète. L’inventivité du récit se mesure également à l’aune de la peinture profonde de l’intériorité et des sentiments éprouvés, au sens étymologique du terme, par l’épouse d’Ulysse et sa servante. A l’amour inconditionnel de Pénélope pour son mari et son fils, mais aussi la tendresse et la compassion d’Eri pour sa maitresse, font écho l’écœurement et la crainte que leur inspirent les prétendants et qui les poussent à ruser. La complicité des deux femmes dans leurs stratagèmes pour gagner cette course contre le temps ajoute une pointe de tension dans cette atmosphère où langueur rime avec espérance. 

Quelques réserves

Par moments, l’attente circulaire des personnages, dans cet espace isolé et clos, donne l’impression de piétiner, au milieu d’une foule de questionnements surabondants et stériles. Les préoccupations redondantes de l’épouse et de sa servante, conséquences de l’incertitude qui les entoure, tendent à diluer la beauté de l’écriture fluide et subtile. 

Quoiqu’elle ne soit explicitement révélée qu’à la fin, l’identité des personnages aurait pu garder davantage de mystère au long du roman. Les personnages mentionnés par les locutrices (Télem et Ménel, entre autres) orientent trop vite la lecture en direction de l’épopée d’Homère. Les réflexions portées par leurs discours auraient pu résonner davantage dans l’imaginaire contemporain, auquel la barbarie, l’isolement et les abus de pouvoir ne sont pas étrangers.

Encore un mot...

Alors que le récit mythologique semblait les avoir figées dans une attente passive jusqu’au retour du héros guerrier, ce court roman donne la parole aux oubliées de l’Odyssée, dans un style simple mais inventif, plein de poésie et d’intelligence.

Une phrase

« Nous serions-nous perdus, perdus à jamais ? Toi à travers les flots, les îles et les terres ? Moi à travers les heures, les jours, les mois et les années ? La mer est ton labyrinthe. Comme le temps est le mien ». (p.169)

L'auteur

En tant que traductrice, Sylvie Durastanti a plusieurs cordes à son arc : de la littérature anglophone (William Burroughs, Virginia Woolf, Clarice Lispector…) aux opéras du répertoire du Théâtre du Châtelet, elle s’applique à rendre le talent des auteurs étrangers dans la langue de Molière. Elle a également écrit trois scénarios pour Jean Eustache, dont un seul a été réalisé. Déjà auteure d’un essai, Eloge de la trahison, notes du traducteur (Le Passage, 2002), Sans plus attendre est son premier roman. 

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