« J’aimerais penser que je vous manque un peu » - Lettres à Lotte, 1934-1940

Séduire est un jeu d’échecs où chacun croit la partie gagnée d’avance… Voici un aspect peu connu d’un auteur très connu !
De
Stefan Zweig
Albin Michel
2023
Texte établi et présenté par Oliver Matuschek
Traduction de l’allemand et avant-propos par Brigitte Caint-Hérudent
399 pages
23,90 €
Notre recommandation
3/5

Infos & réservation

Thème

Que l’on ait aimé ou non l’œuvre de Stefan Zweig, ce livre inattendu a la particularité de faire de l’auteur connu du monde entier un homme comme un autre aux prises avec son agenda, ses multiples rendez-vous ici et là en Europe et sa vie quotidienne. Voyageant sans cesse entre Salzbourg, Londres, New York, l’Autriche, la Suisse, Ostende, Marienbad, Lisbonne, Petropolis, Zweig cherche toujours comment agir au mieux et faire de ses journées un perpétuel exploit. Parmi ses désirs les plus chers, trouver enfin une secrétaire capable de l’aider et de l’assister de façon permanente d’un pays à un autre. 

Inattendu, sincère et également cinglant quand il n’obtient pas ce qu’il attend, Stefan Zweig donne ici une image différente de sa personnalité. L’auteur du Monde d’hier, de Marie Stuart, La pitié dangereuse, du Brésil, terre d’avenir, d’Amerigo, après un premier mariage se sépare de son épouse Friderike von Winternitz et fait de la petite Lotte Altmann, sa deuxième femme que Friderike avait elle-même choisie. Vingt-cinq ans séparaient Lotte Altmann de Stefan Zweig qui avait alors le double de son âge.

Points forts

La justesse de ton, mariée à la vivacité de Stefan Zweig, fait de ce livre une mise en scène contemporaine où un homme pressé ne cesse de courir d’un pays à un autre comme s’il craignait de ne pas donner le meilleur de lui-même et de perdre ainsi la partie. 

Autre (bonne) surprise : ce livre propose aussi les lettres de la première épouse de Zweig à la possible candidate, Lotte Altmann. Elles datent de juillet 1934 et ont un écho si bienveillant que nul ne supposerait qu’elle créerait elle-même un lien entre son mari et la jeune Lotte brusquement atteinte par des crises d’asthme : « J’ai bon espoir que mon mari travaille avec vous et une interruption vous fera certainement du bien puisqu’elle vous permettra de vous reposer, en n’ayant pas besoin de vous lancer dans autre chose. Dieu soit loué, la situation semble se calmer. » (p.45)

Ne voulant pas être en reste, Stefan Zweig la teste en emmenant avec lui mademoiselle Lotte en Angleterre puis en Ecosse. Après cette première rencontre, les longues lettres du quinquagénaire à sa future secrétaire se succèdent à une cadence accélérée. Donnant un portrait loyal de lui-même, il souligne son caractère exigeant, la loyauté qu’il attend de ceux qui l’entourent et l’importance qu’il leur accorde : « Il faut vous remettre entièrement, et vous sentir fraîche, joyeusement prête à tout. » Une manière de se rapprocher d’elle qui est une avance des plus audacieuses !

Quelques réserves

Plutôt que “réserves”, je dirais “ réticences” qui concernent les correspondances entre Zweig et sa première épouse. Celle-ci semble bien peu considérée par les lettres de son époux, illustre écrivain certes mais peu délicat. En témoigne, par exemple, la lettre de 7 pages (p. 204-11) qu'elle adresse à son ex-époux car elle  se sent offensée. De plus, après avoir nommé sa première épouse "Salzbourg", c'est à sa seconde qu'il adresse ses complaintes qu'il entame par Plaignez-moi.  Cela m’est apparu à la lecture comme peu digne d'un homme de bonne tenue (lettre du 11 mai 1937, p. 215-216).

Encore un mot...

Oliver Matuschek, auteur en 2006 de Stefan Zweig : Trois vies est celui à qui nous devons le livre J’aimerais penser que je vous manque un peu.  Le risque de déplaire aux lecteurs de Stefan Zweig l’a fait longuement réfléchir avant qu’il publie en 2013 en Allemagne les Lettres à Lotte 1934-1940.  Dans son avant-propos, la traductrice en français de ce livre, Brigitte Caint-Hérudent conclut en écrivant : « Ce volume de « Lettres à Lotte » constitue donc un vrai dossier biographique, puisqu’au total, plus d’un quart d’entre elles ne sont pas échangées entre les deux personnages principaux ! » Une manière comme une autre de soutenir l’audace d’Oliver Matuschek.

Une phrase

 « Sans être encore vraiment à New York, je pense déjà à Londres. On va essayer de me rendre les choses difficiles, pour que j’y fasse de longs séjours, alors que je suis déjà si attaché à cette ville et que je ne me sens véritablement heureux nulle part ailleurs ; mais, le plus simple, le plus naturel est toujours le plus difficile dans la vie surtout quand une mauvaise étoile préside à certains hasards. Et il faut se bagarrer pour obtenir ce qu’on souhaiterait comme la chose la plus évidente – je sais qu’aucune autre ville ne correspond aussi profondément à mon être, si seulement je n’avais pas cette maison et toutes ses entraves. Mais, je ne vais pas me lamenter à l’avance, il faut prendre au sérieux les choses sérieuses voilà tout, et se montrer à la hauteur des choses difficiles. » page 88 – Lettre adressée par Stefan Zweig à Lotte Altmann le 17 janvier 1935

Lettre adressée par S. Zweig à son épouse Friderike Zweig à Londres, le 30 avril 1936 :
« Avec Hitler depuis trois ans, les temps sont extrêmement difficiles – il faut chaque semaine trancher et prendre ses responsabilités-. Une vie familiale n’est alors possible que si la famille, dans la confiance et le respect, se soumet à celui
-qui la fait vivre
-dont le métier est le seul qui importe et qui rapporte, comparé à des amusements de dilettantes
-qui a le plus d’expérience et qui sait le plus anticiper sur beaucoup de choses.
Ceci n’a pas été le cas. Toutes les initiatives que j’ai prises ou que j’ai voulu prendre ont été contrecarrées ou m’ont été rendues difficiles…tu as fait de l’opposition par tous les moyens et à propos de tout. » (page 165)

 Et, pour en terminer une troisième lettre adressée par Stefan Zweig à la belle-sœur de Lotte Altmann le 6 février 1939 :
« Lotte, est présente partout, participe aux excursions et aux balades en voiture, brille aux Lunches et aux Dinners comme une dame cultivée venue d’Europe, aujourd’hui elle devrait même parler à la radio locale, et elle est si intime avec les professeurs des diverses universités qu’on peut redouter des demandes en mariage. Elle a déjà remarquablement appris à donner aux gens l’impression qu’elle s’intéresse terriblement à la littérature et à l’art, mais je dois dire, en son honneur qu’elle a aussi appris à très bien faire les bagages, à gérer les billets et (parce qu’elle se lève tard) à s’acquitter excellemment de son office de maréchale du voyage. » page 267

L'auteur

Stefan Zweig : faut-il encore présenter un auteur si célèbre ? Rappelons simplement qu’il s’est suicidé en 1942, à 61 ans. Comme lui, le héros de son fameux Joueur d’échecs est autrichien et contraint à l’exil ; comme lui, il sort détruit de sa confrontation avec le nazisme, instrument ultime de l’anéantissement de la culture européenne, que Zweig juge définitif. 

Oliver Matuschek : sur lui, voir le paragraphe ci-dessus “Encore un mot”. 

Sur notre site, plusieurs chroniques sont consacrées à Stefan Zweig, notamment aux adaptations de ses romans en pièces de théâtre. Il est sans doute l’un des auteurs les plus joués sur les planches, tant à Paris qu’en province (on n’en cite ici que quelques unes, notre moteur de recherche en donnera bien d’autres). 

Plusieurs chroniques de Charles Chatelin  :  

  • Le joueur d’échecs avec Francis Huster en 2014 au Théâtre Rive Gauche à Paris 
  • Le joueur d’échecs avec André Salzet en 2016 au Lucernaire à Paris 
  • La légende d’une vie, avec Nathalie Dessay et Macha Méril, en octobre 2018 au Théâtre Montparnasse, chronique de Charles Chatelin 
  • Lettres d’une inconnue d’abord en octobre 2018, avec Laetitia Lebacq à la Folie Théâtre, chronique de Françoise Boursin ; puis avec Ophelia Kolb, seule en scène en décembre 2022 au Studio des Champs Elysées, chronique de Charles-Edouard Aubry 

Une biographie de Stefan Zweig a été rédigée par Dominique Bona, de l’Académie française (Perrin, coll. Tempus)  

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et les adresses courriel se transforment en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.

Ils viennent de sortir

Essais
Suite orphique
De
François Cheng, de l’Académie française postface de Daniel-Henri Pageaux